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Chronique «Médiatiques»

Edouard, Jean-Michel, et nos routines protectrices

Chronique «Médiatiques»dossier
Dans la mornitude d’un permanent couvre-feu qui ne dit pas son nom, on se bricole de nouvelles habitudes, on attend les chiffres du jour. Et dans cette info confinée, on tente de détecter un changement, un signe.
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publié le 5 avril 2020 à 17h41

Chiffres du jour, courbes du jour, décisions du jour, tâtonnements du jour sur le déconfinement, célébrations aux balcons des héros du soir (les soignants, les caissières, les routiers), salopards du jour (les citadins en résidence secondaire, les trafiquants de masques, les Américains pirates de cargaisons sur les tarmacs chinois) : l'info confinée a pris ses quartiers de guerre. «Le temps a retrouvé son charroi monotone / […]. / Nos rêves se sont mis au pas mou de nos vaches /A peine savons-nous qu'on meurt au bout des champs», chantait le poète d'une autre guerre, une vraie. On se bricole et on perfectionne des routines protectrices, comme des bunkers antiatomiques. On dirait que chaque soir, l'heure de l'apéro survient plus tôt. France, Italie, New York : survol géostratégique des offensives et des rémissions du jour, comme naguère, rideaux fermés de peur des patrouilles, on piquait les épingles sur les cartes du front de l'Est, autour de Stalingrad. Mornitude d'un permanent couvre-feu qui ne dit pas son nom, tandis que dehors, nous nargue l'heure d'été. Et quand donc reviendra le temps des bermudas ?

Soir après soir, le bon professeur Salomon, dans son invariable costume gris, esquive les questions gênantes d’une presse invisible, transmises par une attachée de presse fantomatique. Soir après soir, à l’inverse, le Premier ministre Edouard Philippe passe et repasse le rattrapage d’un impossible brevet d’humilité, s’efforçant de regagner une confiance qui se refuse. Vaut-il mieux avouer qu’on ne sait pas, ou feindre de savoir ? On vous aime bien, Edouard, on ne vous déteste pas, ce qui est déjà énorme, vous inspirez une confiance terrienne à la Pompidou, mais aussi longtemps que vous n’avouerez pas franchement pour le coup des masques, on ne marchera pas.

Le plus pathétique de la bande, c’est Blanquer, dans la déroute quotidienne de sa bataille solitaire pour chaque pouce de ses exigences apprenantes. Apprenons, apprenons ! Enfournons en confinement, enfournons en vacances, bouclons le programme. Quelle étrange certitude, quand on y réfléchit, que les connaissances du monde d’avant seront encore valides dans le monde d’après ! Comme si le monde résilient de l’après-catastrophe mondiale n’allait pas exiger de nouveaux savoir-faire, de nouvelles configurations intellectuelles et psychologiques. On apprend tous les jours, monsieur le ministre. On apprend comme on n’a jamais appris. La patience, d’abord.

Dans l'excellente série quotidienne de Sept à Huit, sur TF1, première télé-réalité quotidienne des héros et des victimes, un enfant confiné raconte comme il va essayer de tenir jusqu'aux vacances. Le reporter : «Mais tu sais qu'aux vacances, tu n'auras peut-être pas le droit de sortir non plus ?» Stupeur. L'enfant n'y avait pas pensé. Nous sommes tous cet enfant qui veut croire aux vacances, comme avant.

Combien d’enfants, dans le secret des familles, auront appris à faire du pain ? A-t-on pensé à introduire pangolins et chauve-souris dans les programmes de SVT ? Et la «grande peste» dans les programmes d’histoire ? A-t-on mis en chantier la révision des cours de sciences éco, sur la monnaie magique ? Croyez-vous vraiment, Jean-Michel Blanquer, que ces savoirs-là ne seront pas plus utiles que bien d’autres ? Quant au Président, on l’a perdu quelque part dans la stratosphère. Mais les marmottes que nous sommes ne pensent même plus à aller le chercher chez lui.

Un autre apprentissage serait nécessaire : l’attention aux signaux faibles. Le mal, on le sait maintenant, est né à notre conscience en janvier, en quelques brèves insignifiantes, sur une pandémie mystérieuse née dans un marché chinois. Etre attentif au lointain, au murmure, à tout ce qui ne cherche pas à capter notre attention. Le retour des animaux dans les décors urbains, est-ce un de ces signaux faibles ? Trois canards ici, des coyotes là, anticipent-ils un retour en gloire du règne animal, sur une humanité confinée ? La brutalité de certains contrôles de police, relatés comme d’habitude dans les tréfonds des réseaux sociaux, anticipe-t-elle une dictature sanitaire ? Quand Castaner assure qu’il n’a pas envie de nous électronico-surveiller, à la coréenne, pouvons-nous le croire ? Que préfigurent les ignobles intimidations anonymes des voisins des soignants, ou des propriétaires de leurs logements ? Et en sens inverse, ces paniers de nourriture déposés sur les paillassons, ces applaudissements aux balcons : n’est-ce qu’une illusion de solidarité, qui s’évanouira demain ? Tant à apprendre, de ces apparentes routines !