Par Jean-Luc Gadreau*
Initié dans un temple protestant
Samedi 28 septembre 2013, 10.000 personnes étaient rassemblées à Bercy pour vibrer au groove mélodique et dansant de Manu Dibango. Rien d'extraordinaire à priori pour le musicien camerounais qui joue sur toutes les plus grandes scènes du monde depuis si longtemps… sauf qu'il s'agit là de Protestants en fête, le grand rassemblement spirituel et festif du protestantisme français. Mais tout ça fait clairement sens quand on se penche un peu plus sur l'histoire de celui qui nous a quitté il y a quelques jours emporté par le coronavirus.
Emmanuel N'Djoké Dibango est né le 12 décembre 1933 à Douala de parents protestants luthériens, Michel Manfred N'Djoké Dibango, père fonctionnaire issu de l'ethnie Yabassi et d'une mère couturière à la maison, issue de l'ethnie douala. « Mon oncle paternel jouait de l'harmonium, ma mère dirigeait la chorale. Je suis un enfant élevé dans les « Alléluia » » racontait-t-il. Touché par la grâce musicale dès ses premières années dans le temple protestant où il y est initié au chant, c'est aussi le gramophone parental qui élargit ses horizons en lui faisant découvrir la musique française, américaine et cubaine, grâce aux marins de ces pays débarquant dans le port de Douala avec leurs disques. Sa musique s'est ainsi forgée entre gospel et musique africaine avant d'être touché par le jazz et les musiques du monde.
Waka Juju - Manu Dibango (1982)
La conviction, le travail et la foi
Homme de foi, il aimait régulièrement s'entourer de musiciens et choristes qui partageaient aussi ses mêmes racines. Cet héritage spirituel ne l'a jamais quitté et il en parlait. En 1996, il décide même d'enregistrer Sax & Spirituals – Lamastabastani, un album au bon souvenir de maman Dibango qui dirigeait la chorale du temple de son quartier. Certains titres sont réalisés avec le chef de chœur Georges Seba et son épouse Marylou qui dirigeaient, à cette époque, la fameuse chorale des Chérubins de Sarcelles, mais aussi le chanteur de gospel Roy Robi ou encore son ami Slim Pezin à la guitare acoustique.
Un homme passionné et passionnant qui disait à ce propos lors d'une interview : « Si tu peux vivre par ta passion, et que tu travailles avec ça, c'est du bonheur. Mais attention au mot bonheur : il y a beaucoup d'épines dans le bonheur. Il faut comprendre ce que c'est d'avoir de la chance : ça coûte cher, la liberté. »
La disparition de Manu Dibango n’est pas seulement une perte pour le Cameroun. C’est une perte pour le continent tout entier et bien plus encore, pour tous les amateurs de musique globalement. Tout au long de sa vie, il aura maintenu la musique africaine sur la scène mondiale et était affectueusement connu sous le surnom de « Papy Groove ». Animé par une passion qui ne l’a jamais quitté, il a montré qu’avec de la conviction, du travail et de la foi, on pouvait faire son chemin dans un monde qu’on croyait inaccessible.
Yves Bigot son ami, son frère
Yves Bigot et Manu Dibango
Très amicalement, Yves Bigot, journaliste et actuel directeur général de TV5 Monde, mais aussi ami proche et producteur de Manu Dibango, m'a partagé ces quelques lignes d'hommage à son « grand frère » :
« Le luthérien de Douala Emmanuel N'Djoké Dibango, l'éléphant, est devenu mon grand-frère en 1992 quand il a accepté le concept d'album panafricain que lui seul, le premier musicien africain en Europe, puis la première star africaine en Amérique, pouvait justifier. Deux ans plus tard est paru Wakafrika, où dans un répertoire connu de tous (« Jingo », « Pata Pata », son propre « Soul Makossa », « Emma », « Homeless », etc.) nous avions autour de ce géant de la musique du XXème siècle non seulement tous ses héritiers du continent (Angélique Kidjo, Youssou N'Dour, Salif Keita, Papa Wemba, King Sunny Adé, Tony Allen, Ladysmith Black Mambazo, Geoffrey Oryema, Touré Kounda, etc.) mais aussi Peter Gabriel, Sinéad O'Connor et Paul Simon. Ce dernier, auquel Manu avait fourni ses musiciens post-Graceland, n'a pu se rendre à Los Angeles en raison du tremblement de terre de Northridge qui a isolé la Californie du Sud pendant le mixage de l'album.
Ensemble pour toujours
Soul Makossa - Manu Dibango (Original)
Lorsque je suis arrivé à la tête de Mercury ensuite, j'ai édité pour la première fois en France ses formidables enregistrements funk des années 60, alors exclusivement destinés à l'Afrique, du niveau du meilleur James Brown avec les JB's, Junior Walker ou King Curtis. Il était alors payé en liquide à la séance, sans contrat. Il m'a fallu des mois pour faire admettre à Londres qu'il devait désormais toucher des redvances sur ce qui est devenu l'album African Soul, The Best of Manu Dibango (featuring Soul Makossa), qui a succédé à Wakafrika en tête des charts « world music » aux Etats-Unis où il a été pillé par Michael Jackson, Rhianna, Jenifer Lopez, les Fugees, mais crédité par Jay-Z, Will Smith et Beyoncé. Au plus fort de la grève des transports, mi-décembre, j'avais encore passé une matinée avec lui au canon de la Nation. En se quittant, à la camerounaise, on s'est dit « on est ensemble ». Pour toujours…
*Jean-Luc Gadreau est critique cinéma et attaché de presse du Jury œcuménique au Festival de Cannes. Pasteur et chargé de communication de la Fédération Baptiste (membre de la Fédération Protestante de France et du Conseil National des Évangéliques de France). Artiste, musicien et chanteur depuis le milieu des années 80, il est aussi auteur du livre « Sister Soul - Aretha Franklin sa voix, sa foi, ses combats » édité en Mai 2019 chez Ampélos.