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Libération
TRIBUNE

Avec votre consentement

A la peur de la propagation du virus, s’est ajoutée celle d’être surveillés par des outils numériques. Pourquoi s’inquiéter de ces collectes de données en période d’épidémie alors que nous acceptons d’être suivis massivement en temps normal ?
Issue de la série sur la reconnaissance faciale, à Rennes, en 2019. (Photo Maxime Matthys)
par Boris Beaude, géographe, Professeur en Humanités numériques à l’Université de Lausanne.
publié le 7 avril 2020 à 18h21

Tribune. Lors de la grippe espagnole, nous étions trop occupés par la guerre pour discuter de ce mal qui tuait pourtant des millions de personnes. Nous vivons aujourd'hui une situation radicalement opposée. Nos corps sont assignés à résidence et nous ferions la «guerre» à un virus dont nous comptons chaque jour les victimes. Nous avons finalement pris acte de la trivialité selon laquelle le virus se propageait de corps en corps, dans une relative discrétion. N'étant étonnamment pas préparés à cela, dans un déni remarquable, il nous faut à présent repousser le drame et attendre d'être équipés pour affronter ce mal microscopique et non moins redoutable.

Alors que nos gouvernements successifs ont fait la sourde oreille à ceux qui alertaient sur l’état de délabrement des structures hospitalières, alors que les mesures d’exception mises en œuvre par la Chine furent attribuées à son régime non moins exceptionnel, alors qu’il fut supposé que la situation dramatique de l’Italie devait bien avoir une vulnérabilité spécifique, nous voilà exposés et relativement démunis.

Dès lors, nous sommes à l'affût de la moindre information susceptible de nous éclairer, et la tentation est grande de mobiliser tous les moyens en notre pouvoir pour traquer ce virus et contenir la menace qui se fait chaque jour plus pesante. Dépourvus de masques et de tests en nombre suffisant, il nous faut suivre chaque corps. Chacun d'entre nous est devenu suspect, véhicule potentiel du Sars-Cov-2 [virus responsable du Covid-19, ndlr].

Lorsque le PDG d’Orange annonce que sensiblement 17 % des Franciliens sont partis en province en l’espace d’une semaine, il est précisément question d’individus mobiles, accompagnés de leurs virus et de leurs téléphones, qu’il suffirait donc de suivre à la trace. En l’espace de quelques jours, l’Union européenne, la Suisse, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis ont successivement manifesté leur intention d’exploiter de telles données. Soudainement, à la peur de la propagation du virus, s’est ainsi ajoutée celle d’être massivement surveillés. Les Etats seraient suspectés de profiter de la situation pour déployer des méthodes normalement intolérables, au risque de les banaliser et de remettre en cause nos libertés fondamentales.

Nos libertés sont pourtant déjà largement entravées. La liberté de se mouvoir ou de commercer a été strictement encadrée en l’espace de quelques jours. Aussi, après les révélations d’Edward Snowden ou des pratiques de Cambridge Analytica, nous aurions pu penser que la situation était claire : nous sommes massivement surveillés ! Alors, précisons un peu le contexte : les données mobilisées par Orange ou par Swisscom sont déjà utilisées en urbanisme, pour prédire les embouteillages, dans le cadre d’enquêtes criminelles ou pour retrouver des personnes disparues. Orange, comme l’Union européenne, dit n’utiliser pour l’instant que des données agrégées, ne pouvant pas renvoyer à un individu. Nous pourrions ne pas les croire et rappeler que pour agréger des données, il faut bien qu’elles soient collectées sous leur forme la plus élémentaire. Nous pourrions douter de leurs intentions, anticiper que cela ne durera pas et souligner que la tentation de suivre tous les individus un à un est grande. Nous pourrions aussi rappeler l’impératif du consentement, de la légitimité et de la proportionnalité de la surveillance. Mais ne devrions-nous pas nous demander, plus largement, si nous avons consenti à ce que nous vivons actuellement ? Ne devrions-nous pas nous poser la question en d’autres termes : de quoi avons-nous peur ?

Pourquoi accepterions-nous d’être suivis massivement et individuellement en temps normal, avant même d’avoir été assignés à résidence, alors que nous doutons de l’utilité de données moins intrusives dans le cadre d’une pandémie ? Lorsque Google nous informe de la fréquentation d’un magasin en temps réel ou lorsque Facebook analyse notre fréquentation de rayons de magasins partenaires, leurs motivations et les bénéfices que nous en retirons sont-ils plus essentiels ? Alors que nous sommes confinés et que nos pratiques numériques se sont intensifiées plus encore, pourquoi ne sommes-nous pas plus inquiets de la surveillance de nos moindres communications, des personnes avec qui nous échangeons, de la liste des sites que nous visitons, des films que nous regardons, des livres que nous lisons et de la musique que nous écoutons ? Serait-ce parce que nous sommes consentants ? Serait-ce parce que nous ne sommes pas obligés d’utiliser de tels services, parce que ce sont des entreprises privées ? Aussi, lorsque Facebook collecte des informations sur des individus n’ayant même pas de compte Facebook, à quoi consentons-nous vraiment ?

La surveillance de nos vies, de la mobilité de nos corps à nos communications les plus intimes, c’est déjà la norme de nos existences. Ce sont essentiellement Google et Facebook qui en ont la maîtrise, et beaucoup plus marginalement Amazon, Microsoft, Apple, Visa et Mastercard, suivis localement de quelques banques et opérateurs de télécommunication. Si nous acceptons d’être surveillés individuellement par de telles entreprises sans réel consentement et que nous refusons de l’être de nos gouvernements, il est temps de saisir que ce n’est pas avec le numérique que nous avons un problème, mais avec le politique. Lorsque nous acceptons que de telles entreprises collectent les moindres détails de nos existences pour le compte de leurs clients et que nous doutons conjointement des régimes politiques qui nous gouvernent, nous réalisons que les effets de la propagation du Sars-Cov-2 ne sont qu’un révélateur de l’ampleur de notre vulnérabilité. C’est plus fondamentalement la confiance en ce qui constitue notre Monde commun qui est remise en cause, c’est ce que recouvre le «nous» qui est disputé, ce sont, enfin, la pluralité, l’horizon et les moyens de notre coexistence qu’il convient de questionner dès à présent, et sans attendre la fin de cette expérience anthropologique majeure.