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Libération
Tribune

Et l'open space entra dans les domiciles...

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Avec le confinement, non seulement nous acceptons docilement de rester à la maison, mais aussi d’y travailler avec discipline.
(Tom Werner/Photo Tom Werner. Getty Images)
par Fanny Lederlin, essayiste, doctorante en philosophie
publié le 7 avril 2020 à 10h25

Tribune. Dans la préface de la Crise de la culture (1954), Hannah Arendt rappelle le «trésor» que renferme toute catastrophe historique. Ce trésor est l'ouverture soudaine d'une «brèche temporelle» qui permet aux hommes et aux femmes, délestés des habitudes du passé comme des projets de l'avenir, de faire l'expérience radicale de leur liberté. Un trésor dont elle constata le caractère fugitif, puisque, s'il fut effectivement découvert par la génération de Résistants que vit naître la Seconde Guerre mondiale, chacun dut très vite, à la Libération, «rompre avec l'arôme de ces années essentielles» (1).

Catastrophe naturelle, l'épidémie de Covid-19 est devenue cette catastrophe historique qui nous arrache à nos habitudes et à nos projets. Elle nous a fauchés au milieu des open spaces où nous nous agitions – ces bureaux où nous enchaînions les réunions, ces champs et ces usines où nous planifions les prochaines productions, ces cafés ou ces espaces de co-working où nous formalisions nos business models, ou encore ces rues où nous nous déplacions sous les ordres d'algorithmes. Soudain, la brèche s'est ouverte : il a fallu rester chez nous.

Enfin, pas tout le monde. Les médecins, les infirmières ou les aides soignants ne peuvent pas rester chez eux. Les éboueurs, les élagueurs, les caissières, les manutentionnaires, les livreurs de colis, eux non plus, ne peuvent pas rester chez eux. Et, alors qu’on ne les entendait pas jusqu’à présent, alors qu’on les voyait à peine, nous nous sommes mis à les saluer, à les applaudir, et à leur demander de surtout ne pas s’arrêter, de continuer à aller travailler parce qu’ils étaient les héros qui nous sauveraient. Eux voudraient bien ne pas avoir à se comporter comme des héros. Ils voudraient avoir des masques et des gants pour travailler, et même «rester chez eux» comme les autres. Mais ils n’ont pas le choix. Parce qu’il faut bien gagner sa vie, et qu’ils la gagnent difficilement. Ils ne sont pas des héros : ils sont des travailleurs du soin, mal payés, et jusqu’ici ignorés et invisibilisés.

Et les autres, restés chez eux, se sont-ils vraiment arrêtés ? Ont-ils vraiment laissé s'ouvrir la brèche entre le passé et le futur d'où auraient pu surgir des pensées et des actions inédites ? Il semblerait plutôt qu'ils aient préféré la combler au plus vite en faisant entrer leur open space dans leur domicile. Du matin au soir, ça n'arrête pas : le télétravail envahit l'espace et le temps de nos vies confinées, au rythme des appels téléphoniques et des réunions à distance. Les employés qui le peuvent télétravaillent, conservant l'état d'affairement qui était le leur avant la crise, auquel s'ajoutent désormais les activités ménagères, de la cuisine à la garde des enfants. Les professeurs assurent les cours de leurs élèves, les étudiants étudient, et les «travailleurs du clic» (2) – que nous sommes tous en tant que consommateurs et producteurs de contenus – «conso-produisent» frénétiquement sur les réseaux sociaux.

La «glorification théorique du travail»

A la réflexion, il ne semble pas du tout que le travail se soit arrêté avec le confinement. Les intellectuels ont beau en appeler à la pratique d'un temps d'arrêt durant lequel nous pourrions réfléchir au monde que nous construisons et dans lequel nous voulons vivre, il semblerait que, comme le craignait Hannah Arendt il y a soixante ans déjà, la «glorification théorique du travail» (3) ait atteint un niveau tel dans nos sociétés que plus personne ne soit capable de faire autre chose que travailler. Ainsi sommes-nous en train de témoigner de notre double domestication : non seulement nous acceptons docilement de rester dans nos domiciles, mais aussi d'y travailler avec discipline. Autrement dit, nous avons renoncé sans broncher à certaines de nos libertés pour sauver nos vies, vies dont nous avons d'ores et déjà admis que l'essentiel du temps continuerait, «comme avant», d'être consacré au travail. Nous voilà bien loin du trésor arendtien…

Alors certes, nous travaillons actuellement «en vain», dans la mesure où, l’économie étant à l’arrêt, le «capital» n’est plus en mesure d’en capter toute la valeur pour en tirer profit. Ce «travail vain» signe-t-il pour autant l’avènement d’une nouvelle forme de travail qui, en rompant avec les mécanismes du capitalisme, permettrait d’en faire une expérience réinventée, à la fois plus juste et plus viable ? Ce serait sans compter sur la capacité de rebond du capitalisme qui a déjà su s’adapter à tant d’autres crises et qui, aidé des gouvernants qui prennent déjà des «mesures d’urgence» pour «assouplir» le code du travail (limitation des congés payés, allongement du temps de travail hebdomadaire, travail le dimanche, etc.) saura sans doute trouver les voies par lesquelles réussir à extraire à nouveau toute la valeur du travail (4).

(1) Hannah Arendt, la Crise de la culture, 1958 ; 1972, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, Folio Essai, 2015, introduction, p. 12.

(2) Cf. Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.

(3) Hannah Arendt, Condition de l'Homme Moderne, 1958, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961/ rééd.1983, p. 37.

(4) Concernant le détail des mécanismes de création de valeur et de survaleur mis au jour par Karl Marx, nous renvoyons à la lecture du Capital (1867), notamment la 3section, chap. VII.

Fanny Lederlin est l'auteur de les Dépossédés de l'open space, Puf, 2020.