Texte de
Marie Morelle, maitresse de conférences HDR en Géographie (Université Paris 1
Panthéon Sorbonne, UMR PRODIG, en délégation IRD Cameroun à la Fondation Paul Ango
Ela), Frédéric
Le Marcis, professeur en anthropologie (Ecole normale supérieure, en délégation IRD au
Centre de recherche et de formation en infectiologie de Guinée) et Sylvain Faye, professeur en
anthropologie (Université Cheikh Anta Diop, Sénégal).
Depuis plusieurs semaines,
la pandémie de coronavirus occupe les pages et les émissions des médias
(Quelques exemples ici,
là
ou encore là).
Or, pour une fois, elle
donne lieu à quelques articles sur la situation sanitaire et sociale dans les
prisons, des protestations de détenus privés de parloirs en Italie aux appels à
libérer des prisonniers en France et au Sénégal par
exemple. Au fur et à mesure que le virus circule d’un continent à l’autre,
des prises de position d’avocats, d’ONG ou de chercheurs se multiplient,
relayés par la presse et les radios tant nationales qu’internationales (Voir la
déclaration conjointe d’un collectif d’ONG et d’acteurs nationaux et
internationaux pour les prisons en Afrique, portée par Avocats sans
Frontière-Belgique, « Face
à la propagation du Covid-19, prendre des mesures urgentes et immédiates pour
protéger les droits des détenus en
Afrique », 24 mars 2020 ; l’appel de chercheurs, avocats et magistrats en
France, « Coronavirus : « Réduisons
le nombre de personnes incarcérées pour de courtes peines ou en fin de peine »,
Le Monde, 19 mars 2020, ; l’analyse de Gwenola Ricordeau, « Pourquoi
vider les prisons est nécessaires », The Conversation, 25 mars
2020.
Au moins l’épidémie
aura-t-elle contribué à rouvrir le dossier de la santé en prison, en
particulier les questions de la promiscuité et des conditions d’hygiène dans
les lieux de détention qui seraient favorables à la transmission du virus. On
peut s’interroger sur la temporalité à partir de laquelle on reconnaît et met
sur l’agenda, une question sanitaire pourtant agitée depuis longtemps pour les
espaces carcéraux. Il importe néanmoins d’aller plus loin dans l’analyse de la
situation pour réfléchir à la place de l’institution pénitentiaire dans les
politiques de santé publique comme de la dimension politique d’une telle
discussion. Nous proposons de le faire à partir des prisons africaines, en nous
gardant de toute généralisation à l’échelle du continent et d’une lecture afro-centrée,
menée au détriment d’un propos qui se veut somme toute, universel. En effet,
c’est bien à la peine de prison et à sa portée socio-politique qu’il s’agit encore
et toujours de réfléchir.
Un bref rappel des situations des prisons sur le continent
africain permettra de démontrer la vulnérabilité dans laquelle se retrouvent
les détenus comme les personnels pénitentiaires. On cherchera alors à cerner les
réponses des pouvoirs publics et des acteurs de la prison de façon plus
générale. Finalement, nous réfléchirons à ce que nous dit le traitement des
prisons, des politiques de la vie.
Une hétérogénéité des situations qui ne
doit pas masquer une forte vulnérabilité
Les prisons en Afrique connaissent des situations diverses,
tant dans le nombre d’établissements, leur localisation et leur taille. Les
taux d’incarcérations sont variables, et parfois inférieurs à ce que
connaissent des Etats européens ou américains. Si l’Afrique du Sud se démarque
par un taux frôlant les 300 détenus pour 100 000 habitants, tel n’est pas le
cas du Burkina Faso avec moins de 50 détenus pour 100 000 habitants. Quant au
Cameroun, il est proche de celui de la France, oscillant
aux alentours des 100 pour 100 000. Au Sénégal, la population carcérale était
estimée à 11547 détenus en 2019, soit une moyenne de 68 détenus pour 100 000
habitants.
Cependant,
quel que soit le taux d’incarcération, de nombreux établissements à travers le
continent (et à travers le monde) sont marqués par une forte surpopulation, en
particulier dans les grandes villes. Celle-ci se traduit d’abord par une
insuffisance de lits pour les détenus, une promiscuité forte dans les cellules
et les espaces communs. En outre, les rations alimentaires comme les
infrastructures d’accès à l’eau (et d’évacuation) sont sous-évaluées dans le
contexte de budgets souvent faibles. Bien des prisonniers souffrent alors de dermatose
(dont la gale) et de malnutrition (dont le Béri Béri, carence en vitamine B). A
ces maladies viennent s’en ajouter d’autres : la population carcérale se
démarque en effet par une sur-représentation
du VIH et de la tuberculose relativement au reste de la population. Les
détenus relèvent donc bien des populations vulnérables telles que définies à
l’heure de la pandémie de Coronavirus (Covid-19). En raison de la surpopulation
carcérale dont ils sont victimes, les détenus sont vulnérables dans un contexte
où la distanciation sociale est considérée comme l’arme incontournable pour
rompre la chaîne de transmission du virus. Depuis longtemps, les prisons,
milieux fermés et surpeuplés sont devenues des « incubateurs » pour divers
virus dont la propagation serait rapide, sans sous-estimer la production
historique d’une méfiance à l’égard des prisons comme vecteurs de maladies mais
aussi de contamination morale.
En effet, les détenus souffrent de ruptures
récurrentes de leurs parcours de soin (à l’entrée en détention quand ils sont
déjà sous traitement comme à la sortie s’ils ont entamé un traitement lors de
leur incarcération) et de l’absence de dépistages systématiques à l’entrée en
prison. Les infirmeries, quand elles existent, manquent de matériel et de
médicaments. Considérées la plupart du temps comme relevant du premier échelon
du système sanitaire, elles ne sont pourvues qu’en médicaments relevant des
soins de santé primaire. Pour le reste, elles sont dépendantes des dons d’ONG,
d’acteurs religieux, de mécènes ou d’agences internationales. Finalement, les
visites de famille, et leur participation financière, sont essentielles pour faciliter
la prise en charge sanitaire du détenu malade (achat de médicaments,
réalisation d’un examen ou prise en charge sanitaire hors de la prison). La
santé pénitentiaire souffre d’une déconnexion d’avec les agents et les centres
de santé : elle est trop souvent la grande oubliée des politiques de santé
publique. Au Sénégal, la compétence de l’administration pénitentiaire ne se
limite qu’à la surveillance des prisons et la sécurité des détenus. La santé et
l’hygiène carcérales relèvent du ministère de la Santé malheureusement laissées
pour compte par le système sanitaire.
Dans des contextes où les
infrastructures de santé sont insuffisantes, porter la question de la santé
carcérale à l'agenda relève presque d'une démarche illégitime. Les
logiques sécuritaires l'emportent le plus souvent sur les logiques sanitaires.
La circulation active du Covid-19, et la menace
épidémiologique que la prison représente dans ce contexte, impose non seulement
de ne plus fermer les yeux sur le déni des droits à la santé des détenus, mais
aussi, rappelons-le, sur les conditions de travail des personnels
pénitentiaires, gardiens comme soignants.
La situation semble enfin acter que la prison n’est pas un
isolat, protégé par ses hauts murs, mais bel et bien un espace poreux, produit
et inscrit dans une diversité de circulations. Les administrations pénitentiaires
ont pris la mesure de cette situation. Au Sénégal, l’inquiétude grandissante des agents de la division médico-sociale de
l’Administration pénitentiaire les a conduits à interpeller le ministre de la
Santé pour que des mesures de contrôle médical et d’hygiène soient
immédiatement prises dans les prisons. Très souvent, des visites ont été
interdites. Toutefois, il est essentiel d’insister sur la dépendance des
prisonniers à leur famille (argent, aliments, médicaments mais aussi soutien
moral) et inversement, de celles-ci vis-à-vis de certains détenus qui
réussissent à exercer des activités génératrices de revenu (informelles ou
criminelles). Rompre ce lien peut avoir des effets dévastateurs dans la vie des
prisonniers et de leurs proches. A la Maison d’arrêt et de correction de
Ouagadougou (MACO), si les visites ont été suspendues, un système de colis
(qu’il demeure nécessaire de désinfecter) a été mis en place. Cela ne remplace
pas une visite quand bien même la circulation illégale de téléphone n’est un
mystère pour personne (sous condition de disposer d’unités téléphoniques). Au
Sénégal, l’administration pénitentiaire n’a pas encore interdit, mais plutôt
réduit les visites familiales, en promettant un dispositif de communication à
coût réduit afin de permettre aux détenus de garder le contact avec leurs
familles. En revanche, toutes les
autorisations d’accès des établissements pénitentiaires accordées aux
représentants diplomatiques, associations, organisations non gouvernementales,
étudiants et chercheurs ont été suspendues jusqu’à nouvel ordre.
Cependant, on doit aussi réfléchir à d’autres circulations,
notamment vers le tribunal. S’agira-t-il de suspendre les procès, comme l’a
fait la Guinée, le Sénégal, ou encore, partiellement, le Gabon (sauf pour les
infractions les plus graves, les délibérations et les demandes de mise en
liberté provisoire) ? Au risque d’allonger des durées de détention
préventive outrepassant déjà les délais légaux ? Comment garantir en
miroir les visites des avocats ? La crise sanitaire ne saurait justifier
une suspension des droits !
Il se pose aussi la question des nouveaux entrants. Et enfin,
on ne peut pas non plus négliger les allers-retours des gardiens qui plus est
dans le contexte de villes qui le plus souvent n’ont pas mis en place de
confinement en raison de son coût social, économique et politique.
Bien évidemment, on peut envisager la mise en application des
gestes barrières et ne pas renoncer à la sensibilisation : prendre la
température des visiteurs et des gardiens, obliger à laver les mains à
l’entrée, mettre des seaux d’eau javellisée, ou avec du savon, à défaut du gel
hydroalcoolique en suffisance dans les quartiers de détention et dans les
bureaux de l’administration et enfin, équiper les agents de santé de moyens de
protection (masques, gants, surblouses). Il serait d’ailleurs temps de
s’appuyer sur des détenus relais, ayant des compétences dans le champ de la
santé acquises antérieurement à leur incarcération, ou encore sur ceux ayant
l’expérience de la maladie, en portant attention aux langues d’expression en
présence (affichage, réunions de sensibilisation…). Cela est d’autant plus
nécessaire ue dans de nombreux pays où les associations, ONG (dont les
autorisations sont désormais souvent suspendues) apportaient une réponse à
certains besoins sanitaires des détenus. Reste à savoir si ces actions sont
tenables dans la durée et réplicables dans toutes les prisons d’un même pays, en
particulier pour des raisons financières.
Dépister à l’aide de kits les gardiens comme les nouveaux
entrants est une gageure, tant les premiers manquent. En outre, les individus
dépistés doivent-ils encore être isolés des autres détenus, un autre défi en
contexte de surpopulation. Quant au port du masque, là encore, la pénurie est
de mise.
On ne s'étonnera donc pas des appels à libérer des détenus
émanant d'ONG (en Afrique Sud ou au Cameroun par exemple) et d'avocats (en
Algérie) le plus souvent, afin de permettre
aux autorités sanitaires de pouvoir contrôler et protéger le milieu carcéral :
les plus âgés par exemple, les plus vulnérables ou encore selon le temps restant
à faire ou le type d'infraction. Si la loi ne le permet pas, un décret
présidentiel est envisageable, pour des grâces,
fréquentes sur le continent et auxquelles l'Ethiopie vient d'ailleurs de
recourir le 25 mars dernier dans les prisons de Kilinto, Shewarobit, Ziway,
Dire Dawa et de Qualiti. Au Kenya, des détenus de la prison de Shimo La Tewa
effectueront leur fin de peine à domicile en réalisant des travaux d'intérêt
général. Le Niger a également annoncé avoir libéré 1540 détenus. Au Sénégal, le
Président de la République a gracié 2036 détenus, condamnés pour des
infractions diverses et incarcérés dans plusieurs établissements pénitentiaires
à travers le pays. Les libérations concernent principalement les détenus
bénéficiant d'une remise totale ou partielle de peine, de mineurs, grands
malades ou âgés de plus de 65 ans. On peut aussi compter les commutations de
peines de perpétuité à 20 ans de réclusion criminelle facilitant d'autres
libérations immédiates. Il faut signaler que les détenus
condamnés pour meurtre, viol, pédophilie, trafic de drogue, vol de bétail ont
été exclus de la mesure de grâce.
On pourra se reporter au site de Prison Insider qui
collecte les actions
entreprises pays par pays et continent par continent au fil des jours. Dans
ce contexte, on remarque que les détenus politiques font l’objet d’appels à
libération : c’est le cas en Égypte ou encore au Niger. Si très souvent,
ces détenus ont permis de donner un écho aux conditions d’incarcération, on ne
pourra pas se contenter d’une libération faisant fi des prisonniers de droit
commun. Ce que la pandémie dit de la prison :
une politique des droits
L’accès aux soins reste un droit et son déni ne saurait s’ajouter
légitimement à la peine déjà subie. Or, dépister des détenus, entrants ou non,
ou même dépister des gardiens, si tant est que cela soit envisageable, implique
ensuite de soigner : en aménagement des cellules disponibles, en
construisant des abris dans les cours et en distribuant les médicaments
nécessaires, en empêchant la contamination. Cela requiert que la santé en
prison soit inscrite clairement dans le dispositif des systèmes de santé et de
soins et qu’elle ne soit pas laissée aux initiatives des associations et des organisations
de droit de l’homme. Il faut aussi que les
ministères de tutelle s’engagent à investir dans ce domaine, au nom du principe
du droit à la santé pour tous.
La crise sanitaire actuelle démontre qu’une conscience
existe : celle de l’inscription de la prison dans des environnements
sociaux et des circulations qui se font entre elle et l’extérieur. Rien de
nouveau à cela au sein des sciences sociales, si ce n’est que le mythe de
l’impénétrabilité de la prison, au prétexte d’enjeux sécuritaires et punitifs
tombe un peu plus ouvertement. Priver les détenus des soutiens extérieurs,
c’est s’exposer à des mutineries. Priver les détenus de soins, les médecins pénitentiaires
le savent, c’est faire des établissements de nouveaux foyers épidémiques. On ne
pourra donc continuer à fermer les yeux sur la place légitime de la prison, des
détenus et des personnels dans les politiques de santé publique, à des fins de
lutte contre les épidémies (le coronavirus aujourd’hui, Ebola demain encore et
finalement déjà le VIH, la tuberculose et les hépatites). Cette reconnaissance
ne saurait toutefois se limiter à des enjeux pragmatiques. Elle doit aussi
déboucher sur des processus de décriminalisation des infractions les moins
graves et à une mise en place effective des peines alternatives tant la
surpopulation carcérale ne connait pas de fin. Elle doit surtout être une
opportunité pour parler des droits des détenus et par ricochet des droits que
nous défendons ou laissons bafouer par les États, en Afrique comme ailleurs.
Cet article a été traduit en anglais et publié par African Arguments le 8 mai 2020.