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Libération
TRIBUNE

«Pourquoi quitter cette vie merveilleuse ?» par Etgar Keret

L’écrivain israélien s’imagine victime du coronavirus. Un peu d’humour noir en ces temps d’épidémie.
(Parkpoom Yeesoontes / EyeEm/Photo Parkpoom Yeesoontes. EyeEm. Getty Images)
par Etgar Keret, Ecrivain
publié le 7 avril 2020 à 17h06

Tribune. Depuis que l’épidémie s’est déclarée, je peux enfin imaginer ma propre mort. Non pas que je n’essayais pas avant, mais chaque fois que je m’allongeais sur mon lit, fermais les yeux et tentais d’imaginer mon dernier souffle, les choses allaient toujours de travers. Si je me voyais en train de perdre le contrôle de ma voiture sur l’autoroute par exemple, zigzaguant entre les voies, roues bloquées, à près de 100 kilomètres/heure alors que des conducteurs agressifs me klaxonnaient comme des fous, quelques secondes avant l’accident fatal, ma voiture se mettait à glisser sur le flanc et même si c’était très angoissant et si les airbags se déclenchaient, j’arrivais toujours à m’en sortir. Et je n’envisageais pas seulement des accidents de voiture. Tout y passait : attaques terroristes, accrochages violents avec les voisins, crise cardiaque en direct à la télévision au milieu d’une émission culturelle. J’avais beau imaginer les pires horreurs, je m’en tirais toujours. Cela se terminait parfois par une interview à la télé, les cheveux en vrac, dans le journal du soir. Ou alors je me réveillais à l’hôpital et mon fils se précipitait sur moi pour me serrer dans ses bras. Malgré mes efforts, tous ces drames finissaient sans victime.

Puis est arrivé le coronavirus qui a tout balayé. Chaque nuit, quand je vais me coucher, je ferme les yeux et je me vois transporté au pas de course à l'hôpital en détresse respiratoire sévère. Les quelques docteurs encore présents aux urgences sont épuisés et à bout. Ma femme demande poliment à un jeune médecin aux yeux chassieux s'il peut m'examiner en lui expliquant que je suis un malade à haut risque car je souffre d'asthme. Il pose sur elle un regard vide, pensant manifestement à autre chose. Peut-être à sa propre mort quand l'heure viendra. Ou à une bonne douche. J'essaie de sourire - j'ai lu quelque part que l'on suscite davantage l'empathie quand on sourit, c'est pourquoi les escrocs sourient beaucoup -, j'esquisse mon sourire le plus charmeur. Si seulement ce jeune docteur daignait jeter un regard dans ma direction, il serait aussitôt frappé par mon humanité, mon visage blême lui rappellerait un oncle qu'il aimait autrefois et qui mourut tragiquement dans un accident de plongée. Mais il ne le fait pas. Il regarde un géant velu aux tempes dégarnies en train de faire un esclandre dans le bureau des infirmières. Je déduis de ses hurlements qu'il attend depuis trois heures que quelqu'un veuille bien examiner son père. L'infirmière la plus âgée lui demande de se calmer. Au lieu de lui répondre, le géant velu allume une cigarette. Un agent de sécurité râblé se précipite et lui demande de la boucler, le géant velu lui dit qu'il le fera à la seconde où un médecin acceptera d'examiner son père. Ma femme essaie de capter l'attention du jeune docteur, mais celui-ci, l'ignorant, se dirige vers le géant et son père. Je sens que, quelque effort que je fasse, il m'est impossible de respirer. C'est comme pousser une porte fermée à clé. Je connais cette sensation depuis l'enfance. Je me souviens de chaque détail de mes crises d'asthme. Mais quand j'y repense, il m'était toujours possible d'emplir mes poumons d'un filet d'air. Et les médecins prenaient soin de moi. Je regarde ma femme. Elle pleure, ce qui me rend fou. Ma mort est proche, je l'ai toujours acceptée. C'est une question de minutes. Mais ces larmes ! Pourquoi dois-je quitter la vie merveilleuse qui était la mienne de cette façon : plus de soleil, plus de ciel bleu, un géant velu hurlant et me soufflant la fumée au visage, et mon épouse adorée en train de pleurer ? La mort est censée être la fin de la première saison de cette série télé qu'est ma vie ; le fait est que, puisque je suis mort, il ne risque pas d'y avoir une seconde saison. Et qui voudrait d'une dernière scène montrant une famille en larmes dans un service d'urgence surpeuplé ? Je dis bien «famille», même si mon fils n'est pas là. Il est à la maison en train de jouer à Fortnite. En tout cas, c'est ce qu'il faisait quand on m'a emmené à l'hôpital. Je lui ai dit de ne pas venir car j'avais peur qu'il attrape quelque chose aux urgences. Mieux vaut éviter de tomber malade durant cette période de coronavirus, même si l'on est un enfant. Je suis heureux qu'il ne soit pas là pour me voir au bout de ma vie. S'il était là et s'il voyait ma femme pleurer, il s'y mettrait aussi : question émotion, il ne prend jamais l'initiative. Et alors là, l'affaire deviendrait vraiment compliquée. J'aimerais dire à ma femme quelque chose qui la rende heureuse, qui lui fasse penser à autre chose, n'importe quoi pourvu qu'elle arrête de pleurer. Mais je ne peux plus parler. Je suis mort. Et alors je n'arrive plus à m'endormir.

J'en parle à ma femme. Je sais que ces jours de coronavirus ne sont pas les plus propices pour confier de telles choses, mais tout cela me brûle à l'intérieur comme une hémorroïde et je dois clarifier la situation. «C'est ça ? s'exclame-t-elle, c'est vraiment ce qui te préoccupe ? Non pas le fait de mourir jeune ou de laisser derrière toi une femme, un enfant et un lapin, mais le fait que je pleure ?» J'essaie de lui expliquer que le coronavirus, mes poumons abîmés, le système de santé défaillant, le géant velu hurlant aux urgences, tout cela, ce sont des faits concrets. Je ne peux rien y changer. En revanche, si elle pleure, c'est son choix. Et pour moi, c'est extrêmement perturbant.

«OK ! dit ma femme en faisant mine de comprendre, du même ton qu'elle utilise pour s'adresser aux chiens attachés qui aboient sur son passage. Ce que tu es en train de me dire, c'est que si l'on doit se préparer au scénario du pire, tu voudrais que je travaille cet aspect-là ? Afin que le jour où tu meurs sous mes yeux dans la salle des urgences, je ne me mette pas à pleurer ?»

J’approuve avec enthousiasme. C’est un moment rare. La plupart du temps, elle ne comprend pas bien ce que je veux.

«Donc, si je te promets, là, tout de suite, que quoi qu'il arrive, je ne pleurerai pas et qu'à la place je… je ne sais pas, moi… je te fais un clin d'œil ?» s'interroge-t-elle. Je lui explique qu'elle n'a pas besoin de me faire un clin d'œil, elle peut juste me tenir la main et se montrer douce et sereine. A l'image de ces mères endeuillées qui apparaissent à la télé pour demander que l'on ne plie pas devant le terrorisme. On voit bien que c'est difficile pour elles, qu'elles sont déchirées à l'intérieur, mais elles veulent préserver les apparences et montrer qu'elles sont fortes. Il est bien plus facile de quitter cette terre en sachant que vous laissez derrière vous une femme solide comme un roc. «Pas de problème, dit ma femme. Si c'est plus facile pour toi, je le ferai. Pas de larmes. Marché conclu.»

Cette nuit-là, je suis allongé dans mon lit, éveillé une fois de plus. Ma femme dort, j'entends son souffle régulier à mes côtés, et quand je ferme les yeux, tout est là : la douleur, les ampoules fluorescentes clignotant au-dessus de mon lit, l'air qui ne parvient pas à entrer dans mes poumons. J'entends le géant velu hurler et l'infirmière la plus âgée essayer de le calmer. Je m'efforce d'inspirer, de pousser la porte aussi fort que possible, mais elle est fermée. Au-dessus de moi, je vois ma formidable femme chercher désespérément le médecin. Elle sait qu'elle ne le trouvera pas, mais elle essaie quand même. Je manque d'air et elle s'en aperçoit. Elle me regarde et, dans ses yeux, je vois que c'est la fin. Elle prend ma main et approche son visage du mien. Elle est forte, comme ces mères à la télé, mais bien plus calme. Ses yeux verts me disent : «T'es en train de nous quitter, mon pote, dommage, mais ça va aller ici après ton départ, ça va aller.» Je m'endors.

Texte traduit de l'hébreu en anglais par Jessica Cohen et de l'anglais en français par Alexandra Schwartzbrod.

A voir prochainement sur Arte, la série l'Agent immobilier, d'Etgar Keret et de Shira Geffen, avec Mathieu Amalric et Eddy Mitchell.

Etgar Keret est l'auteur d'Incident au fond de la galaxie, L'Olivier, mars 2020, et disponible à la vente en numérique.