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Blog «Géographies en mouvement»

Jérusalem, ville-monde face à la pandémie

Déserte comme toutes les villes des Etats confinés dans le monde, Jérusalem vit cette journée de Pâques comme une ville “groggy”. Les milliers de pèlerins qui s’attendaient à être ici ce 12 avril 2020 sont interdits de séjour, tout comme les locaux confinés chez eux.
En marge d'une Via Dolorosa également vide...
publié le 12 avril 2020 à 18h53
(mis à jour le 13 avril 2020 à 13h17)

Jérusalem qui vit d’un tourisme de pèlerinage est percutée par la crise actuelle. Mais son histoire est une succession de crises et de guerres qui en font un des hotspots géopolitique mondial. Frédéric Encel fait le point sur la situation actuelle.

Géographies en mouvement : Votre livre a été publié en 1998. Nous sommes en 2020. Ques’est-il passé depuis ?

Frédéric Encel : Presque tout et presque rien à la fois ! Presquetout a changé pour l'observateur s'inscrivant dans le temps médiatique,ultra-court, assidu de réseaux sociaux et de chaînes d'info en continu ethiérarchisant peu les nouvelles ; lui se dira que chaque mois ou mêmechaque semaine, la situation évolue considérablement à Jérusalem. Mais presque rienne s'est produit en temps long, en événements géopolitiques authentiquementmajeurs sinon déterminants, et rien dans les stratégies, les objectifs et lesreprésentations des deux principaux protagonistes de la rivalité prévalant, lesIsraéliens (juifs) et les Palestiniens. Hélas, devrais-je dire… Car aucunprocessus de négociations sérieux n'a remplacé celui d'Oslo, effondré avec laSeconde Intifada de l'an 2000. A Jérusalem, sauf la reconnaissance par DonaldTrump de son statut de capitale d'Israël – ce qui ne modifie rien de bienconcret du reste – on vit un quasi statu quo géopolitique depuis lapublication mon livre.

Vous écrivez : « Jérusalemest un objet de représentations tout en demeurant un espace territorial ».On sent derrière cette expression dans votre livre le regard d'Yves Lacoste.Comment articule-t-on ces deux approches ?

Oui, je dois àmon maître en géopolitique, Yves Lacoste, non seulement d'avoir poursuivi unethèse – puis une habilitation à diriger des recherches – sur Jérusalem (et leconflit israélo-arabe), mais aussi d'avoir continué à creuser ce sillon novateurdes représentations, ces perceptions identitaires et collectivess'inscrivant sur des temps longs braudéliens. Jérusalem est sans doute le lieudu monde – car c'est avant tout un lieu physique tout à fait réel bien qu'auxcontours fluctuants selon les époques et les stratégies politiques – quicorrespond le mieux au schéma suivant : l'écart phénoménal entre samodestie géographique et démographique, et l'ampleur des réactions que chaquefait qui s'y déroule suscite urbi et orbi.

Cela étant, dufait de la double guerre civile qui déchire le monde arabo-musulman entrechiites et sunnites d’un côté, nationalistes et islamistes de l’autre, Al Quds(la sainte) intéresse bien moins que lors des décennies précédentes…

Dans laconscience religieuse mondiale qu’on a de Jérusalem, il y a bien cette longueéclipse juive entre le IIe siècle et le XIXe, mais aussi cette marginalité dansla sacralité musulmane et cette forte centralité acquise pendant les Croisades.Et aujourd’hui ?

Il faut évoquer ces trois sacralités, mais j'ajouteraiqu'elles sont de nature différente. C'est-à-dire qu'aucune puissance chrétiennene revendique aujourd'hui tout ou partie de Jérusalem au titre d'unesouveraineté chrétienne. (Ce qui ne signifie pas que cela ne se retrouvera jamais).Pour l'Islam, Jérusalem est certes la troisième vielle sainte, mais aucun Etatmusulman, quelle que soit du reste sa nature – califale, monarchique,impériale, nationale, etc. – ne l'a jamais choisie comme capitale. De cepoint de vue, les Palestiniens, majoritairement musulmans mais se représentantà juste titre comme peuple ayant droit à un Etat – innovent. Quant au peuplejuif, si Yerushalaïm fut en effet sa capitale du roi David (env. 1000 av. J.-C.selon la Bible) à l'ultime révolte de Bar Kohba contre Rome (132-135), les haredim(Juifs ultra-orthodoxes) en son sein se la représentent comme un élément dudispositif spirituel et messianique bien davantage qu'à la manière d'unecapitale politique.

Chez leschrétiens, la « Jérusalem céleste » telle que la décrit saint Jeandans l’Apocalypse a forgé une conscience très forte de la sacralité decette ville. Comment voyez-vous ce qui se passe au moment des fêtes de Pâquessur ce que les Franciscains ont créé avec la Via Dolorosa ?

Saint Jean mais,aussi et surtout, saint Augustin ! Au fond, dans le christianisme – ettout particulièrement au sein du catholicisme – Jérusalem a dès le IVesiècle incarné une dimension ambivalente, tout à la fois spirituelle et« céleste » – un peu à la manière d'un Graal de sainteté et despiritualité à atteindre dans l'au-delà, et terrestre, avecl'instrumentalisation de sa sacralité à des fins politiques par le pape UrbainII dès la première Croisade de 1095. Les querelles incessantes entre puissanceschrétiennes d'Europe ainsi que leur sécularisation progressive ont contribué àédulcorer fortement la dimension instrumentale de la ville. Reste donceffectivement les plus fervents pour assurer le culte et les rituels. On notetoutefois que l'évangélisme – une véritable lame de fond ! – confère àJérusalem une tout autre destinée, celle d'une cité au sein de laquelle lepeuple juif légitimement de retour sur sa terre par la volonté de Dieu luttevictorieusement jusqu'à l'événement de la Parousie… Ce « sionismechrétien » heurte frontalement les principales représentations catholiqueset orthodoxes de Jérusalem.

De 1967, date àlaquelle Israël déclare Jérusalem « capitale éternelle du peuple juif »à ce double désenclavement qui s’est fait à l’Ouest, puis à l’Est, commentpeut-on envisager un jour que ce territoire soit« internationalisé », formule politique souvent évoquée dans lesinstances internationales ? N’y aurait-il qu’un scénario du pire, « unseuil fatidique au-delà duquel il n’y a plus de compromis possible entre lesadversaires » comme vous le pensez ?

Il n’y aura pas d’internationalisation, pour uneraison fort simple et à mon sens très logique : ni les Israéliens, quipossèdent aujourd’hui l’entièreté de la ville, ni les Palestiniens, quientretiennent l’espoir d’y établir (à l’Est) la capitale de leur futur Etat, neveulent de ce statut qui, par ailleurs, n’a jamais existé ailleurs. En quoi –demandent-ils en substance et parfois avec d’autres exemples depuis desdécennies – les Boliviens, les Népalais ou autres Français disposeraient-ilsdes mêmes droits civiques et/ou nationaux qu’eux ? Au terme de mon livre,je propose un aménagement à la fois territorial et administratif susceptible –peut-être – de correspondre au plus petit commun dénominateur entre les deuxparties. Et je pense que le point de non-retour n’est pas atteint, autrementdit qu’un compromis est encore possible. Le premier ministre israélien Davidben Gourion disait de celui qui penserait qu’il existait une solution auproblème israélo-arabe n’avait pas compris le problème ! Je crois qu’onpeut le faire mentir, et j’en veux pour preuve les traités de paixisraélo-égyptien et israélo-jordanien, solides et pérennes. Il n’est aucuneraison sérieuse pour qu’à Jérusalem on ne puisse un jour parvenir également àla paix.

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Frédéric Encel a publié chez Autrement (2018, 5e) un Atlas géopolitique d'Israël.

Jérusalem au temps du Coronavirus (sur Arte). Disponible du 9 avril au 8 juillet 2020

KatellBerthelot, Julien Loiseau, Yann Potin et Vincent Lemire, Jérusalem. Histoire d'une ville monde, Flammarion, 2016

Les Juifs ultra-orthodoxes résistent aux injonctions de confinement de l’Etat hébreu (ci-dessous)