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Blog «Humeurs noires»

Benjamine Weill : « La dernière fois que nous nous sommes parlé, tu savais que tu allais mourir »

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Voici un extrait de la lettre de confinement de la philosophe à son amie et mentor disparue, Annie Leclerc. Elle y évoque le rapport à la mort dans une période de crise sanitaire et politique où l'héroïsme a changé de camp.
Annie Leclerc, née le 21 juillet 1940 à Saint-Sulpice-Laurière (Haute-Vienne) et morte le 13 octobre 2006 à Paris, est une femme de lettres française. Enseignante de son métier, elle s'est illustrée par son militantisme féministe et son engagement pour la cause des prisonniers. Source : Wikipedia
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publié le 16 avril 2020 à 7h56
(mis à jour le 16 avril 2020 à 8h14)

Par Benjamine Weill *

En cette période étrange de confinement, c’est à Annie Leclerc (1940/2006) que vont mes réflexions. Lettre ouverte à celle qui m’a appris à mon corps défendant que pour chérir la vie, encore faut il accepter l’inéluctabilité de la mort et non chercher à tout prix à la vaincre.

Chère Annie,

Jamais nos échanges ne m’auront autant manqué qu’en cette période. J’aurais aimé pouvoir t’appeler toi et Paul pour prendre de vos nouvelles. Malheureusement, vous nous avez quittés l’un et l’autre il y a plus de 15 ans pour l’une et 5 pour l’autre. Qu’aurais-tu pensé de tout cela ? Qu’en aurais-tu déduit ? Comme souvent depuis 15 ans, je ressens à nouveau le besoin d’échanger avec toi, de reprendre le cours de nos conversations d’antan pour les appliquer au monde d’aujourd’hui, toi qui l’aimais tellement ce monde, malgré ses vices. Il m’aura fallu tout ce temps pour comprendre encore (et je continue d’en apprendre) que malgré la mort, tu es encore si vivante.

Tu sais combien le « je », l’égo, l’individualité, le narcissisme, quelque soit la manière dont on le nomme me pose question. Pourtant, pour une fois, je vais l’utiliser. Je vais te parler à la première personne, toi que je n’ai jamais osé tutoyer tant cela me paraissait incongru non pour parler de moi, mais pour parler de nous, de cette humanité que tu m’as transmise, que tu m’as offerte juste avant de disparaître.

Comme je ne peux pas aller sur ta tombe, confinement oblige, c'est ici que je vais m'adresser à toi, et à Paul en filigrane avec qui tu partageais tant. Archétype ultime de la rencontre entre masculin et féminin que tu décris si bien dans Epousailles, vous m'avez guidée à travers mes joies et mes peines, mes quêtes de sens et mes pertes de repères. Sans vous, je ne serais rien. Je ne le sais que trop bien. Je vous dois la vie et celle que j'ai donnée. A mon tour, de vous la rendre.

La dernière fois que nous nous sommes parlé, tu savais que tu allais mourir. Ce mot étrange que je n’osais pas prononcer et qui pourtant a fait irruption dans ma vie. Tu m’avais prévenue, tu as essayé de m’y préparer, mais comment peut-on l’être ? Comment peut on penser la mort quand on commence à peine à vivre ? Cela me paraissait impossible, moi qui vivais alors encore dans un monde où vie et mort, même si je les savais liées intellectuellement, ne l’étaient pas pour moi effectivement. Il a fallu que tu nous quittes, égoïstement que tu me quittes, pour que j’en saisisse le véritable sens.

Précisément, cette mort aujourd’hui plane au-dessus de chacun de nous. Elle fait un drôle d’effet je dois dire, elle est à la fois partout et nulle part. Tout l’évoque, mais chacun pense qu’il peut l’éviter, comme une espèce d’escape game géant où chacun cherche sa propre issue. Comme si vivre supposait d’évacuer la mort, comme si elle pouvait ne pas être, comme si le monde n’était pas fait de l’un et l’autre.

Tu savais mieux que personne la dimension mortifère de cette évacuation. Tu savais combien aimer la vie supposait d’en saisir la vulnérabilité. C’est précisément en refusant cette fatalité, en la considérant comme une éventualité que la vie perd son sens, qu’elle se perd dans les affres de la toute-puissance phallique, celle précisément que tu as passé ta vie à dénoncer dans la domination masculine et dans le culte de l’individu, de la performance et de la possession qui est son corollaire.

Tu disais souvent que celui qui cherche à défier la mort ne pouvait que se perdre dans ce combat absurde et ridicule. La mort n’est pas une option, elle est. Celui qui nie cela est fou, insensé et se berce de l’illusion qu’il peut dépasser sa condition de mortel. Sauf que cette négation de la mort est aussi une négation de la vie. (…)

Si le confinement est enseignant c’est à ce titre : la sollicitude reprend ses droits. Cette valeur passée aux oubliettes face au libéralisme grandissant qui fait de l’individu la mesure ultime de la réussite, de la performance un enjeu vital, du masculin le modèle obligatoire.

Ne serait-il pas temps de retenir un peu la leçon des dérives du libéralisme, de l’individualisme ? Ne peut-on pas aujourd’hui considérer que la vie vaut en soi, car elle est fragile, vulnérable et qu’à ce titre elle mérite d’être chérie et non jetée en pâture dans des guerres qui n’en sont pas ? En cherchant sans cesse le succès, la puissance, la possession, le dépassement, le masculin ne vit pas, il meurt.

Par la sollicitude, c’est bien l’attention à l’autre, qu’il soit jeune ou vieux, utile ou non, proche ou non qui devient vitale et non la possession, la consommation n’en déplaisent aux grands groupes qui continuent de vouloir faire du profit en cette période… C’est toi d’ailleurs qui m’a appris ce très beau mot si peu utilisé. Comment être heureux si l’Autre ne m’intéresse pas ? (…)

Je t’aime à la vie à la mort Annie. Merci de tout ce que tu as été et resteras au-delà des frontières entre la vie et la mort.

* Benjamine Weill est philosophe et essayiste. Elle est également consultante, formatrice, accompagnatrice d’équipe dans le secteur social et médico-social. Son ouvrage « Chef de service dans le secteur social et médico-social : Enjeux, rôles et stratégies d’encadrement » est paru en 2013 aux éditions Dunod.