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Libération
Chronique «Réjouissances»

L’Etat (ne) paiera (pas)

Angoisses d’une puissance publique proche du démantèlement, qui se retrouve exsangue à devoir sauver une économie sinistrée.
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publié le 20 avril 2020 à 17h41

Dis l’Etat, comment ça va ? Comment te sens-tu par ces temps de pandémie où l’on n’a jamais autant compté sur toi, sur ta puissance avachie, sur ta splendeur dévastée, sur ta providence faisandée par tant d’années de vaches maigres, de budgets rognés et surtout de considération retirée comme un tapis sous tes pieds de bon géant ?

Tu étais Gulliver cloué au sol, entravé par les liens anciens du désamour des foules acrimonieuses. Affolées, les mêmes qui te vouaient aux gémonies remettent désormais leur destin entre tes mains aux paumes trouées. Repentantes, elles supplient que tu les prennes en charge, que tu berces leurs malheurs, que tu dorlotes leurs angoisses, toi qui allais doucement vers ta fin, accroché aux anses de ton déambulateur.

Qu’est-ce que ça te fait qu’à nouveau on attende tout de toi ? Tu dois te sentir comme cette ancre de miséricorde que les navires sur le point de se fracasser sur les récifs récessifs jettent en désespoir de cause. Les matelots espèrent que ça croche quelque part, n’importe où, dans les flancs d’une épave ancienne, dans le lard d’une baleine en sommeil, dans les cheveux emmêlés des sirènes époumonées.

Tu étais un mort-vivant et on jouait avec tes osselets. Et voilà qu’on voudrait redresser ta colonne vertébrale, remuscler ton squelette de fonctionnaire, sans s’apercevoir que tu n’as plus de peau sur les os.

Elu pour dégraisser ta couenne de mammouth, Macron va maintenant claironnant que, «quoi qu'il en coûte», «l'Etat paiera». Je ne mets pas en doute la sincérité présidentielle. D'autant que cette débâcle sanitaire relégitime une fonction abîmée. Le Prince frisait le pathétique. Il renaît dans le tragique. Il était moqué en bouffon théâtral, boxé en ombre de cagibi. Le voilà qui se dope au viagra du malheur, à l'ectasy de la panique. Il était européen de formation, de génération et de conviction. Le voilà qui se réinvente colbertiste, jacobin et démondialisateur. Grand bien lui fasse ! Je me demande juste comment il va tenir ses bonnes résolutions quand il sera au four et au moulin, quand il devra redonner des ailes aux avions, des nuitées à l'hôtellerie et du pouvoir d'achat aux soignants. La tête lui tournera quand il réalisera que les créanciers guettent au tournant, que les agences de notation ne vont pas tarder à lui arracher ses galons et que l'Allemagne et ses retraités prospèrent quand la France s'enferre. L'ancien de la maison Rothschild songera peut-être bientôt à annuler la dette de la nation comme le faisaient les rois dépensiers en coupant la tête aux banquiers lombards.

Mais l’Etat, ce n’est pas seulement toi. L’Etat, c’est aussi nous. Et il va falloir accepter que l’impôt remonte ses taux pour que le veau d’or rutile à nouveau, un jour lointain. En attendant, il s’agit de sauver les meubles du petit commerce et du bistrot du coin, du coiffeur et du fleuriste, et de tous ces chômeurs en charrette cahotante. Sans oublier les artistes, ces intermittents que tu pensionnais, ces cultureux qui nous rendaient heureux, dans l’inconscience de cette chance qui nous paraissait une évidence.

Comment tu vas, l’Etat ? Est-ce que tu jouis du renversement de tendance quand tant de libéraux te voyaient comme un gros poussah à mettre au régime, un arthritique aux articulations à dérouiller pour te rendre agile, stratège, intelligent. Désormais, les mêmes rasent les murs. Ils acceptent les déficits abyssaux, applaudissent la monnaie hélicoptère, se félicitent que les dividendes ne fassent plus office de rente. Et il ne faudrait pas les pousser beaucoup pour qu’ils diabolisent les paradis fiscaux, à défaut de les abolir.

Fais gaffe, l’Etat ! Il ne suffira pas d’en revenir aux recommandations du Conseil national de la Résistance comme le fantasment les plus classiques de tes soutiens. Je vois se dessiner des relais de croissance du capitalisme numérique qui me fascinent et m’inquiètent à la fois. Le claustra que nous expérimentons permet des économies d’échelle irréelles. Plus besoin de bureaux en open space, fini les transports publics, à mort le magasinage flâneur. Restons chez nous à jamais en individus reclus dans notre intimité enjolivée sur Instagram et dans notre force de travail exploitée via Teams ou Zoom. Ne bougeons plus tandis que des caméras pas du tout cachées nous filment. Le contrôle devient permanent, la transparence intense, l’existence policée. Oubliés, le cosmopolitisme nomade et les dérives situationnistes dans les villes de grande solitude. Vive la distanciation tribale et la randomisation familiale en cohorte obéissante afin que l’écologie triomphe et que le ciel bleuisse.

Alors, comment ça va, l’Etat ? Te voilà réhabilité mais en charge d’un sacré merdier. Tu voudrais bien, mais il est probable que tu ne puisses point. Et à te voir blêmir sous ton masque, je parie que tu sens le flip te gagner et le blues te transir.