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Blog «Ma lumière rouge»

Mort d'une femme au bois de Boulogne, le doute après le choc

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Ce qui ne colle pas dans le témoignage de l'article de l'Obs
Commémoration suite au meurtre de Jessyca Sarmiento le 21 février dernier au bois de Boulogne
publié le 20 avril 2020 à 19h30
(mis à jour le 20 avril 2020 à 20h07)

Depuis plus d'un mois, les travailleurSEs du sexe alertent sur la crise sanitaire et ses conséquences en matière d'extrême précarité, créent des cagnottes de solidarité, et demandent une réponse du gouvernement pour un fonds d'urgence face à la situation. Plusieurs députés de la majorité soutiennent les revendications pour un fonds d'urgence, finalement rejeté par le cabinet de Marlène Schiappa, et suite à un avis défavorable du gouvernement, les amendements présentés pour une modification de la loi de finances à titre rectificatif sont tous rejetés.

C’est dans ce contexte de forte mobilisation et médiatisation autour de la survie des travailleurSEs du sexe, et après une mobilisation virtuelle contre les 4 ans de la loi, qu’est publié un article dans l’obs du 16 avril. L’information est terrible, puisqu’une femme est annoncée décédée, livrée à l’abandon, exploitée, vivant dans des tentes mobiles et enterrée dans le bois de Boulogne, a priori des suites du coronavirus, puisque l’article explique qu’elle aurait beaucoup toussé dans les jours précédents.

L’information est surprenante, puisqu’habituellement après une mort, et il y en a eu malheureusement plusieurs ces derniers années, la communauté des travailleurSEs du sexe s’organise pour rapatrier le corps et préparer des commémorations même symboliques. Souvent des photos des drames sont partagées via les comptes whatsapp. Cette fois ci, aucune rumeur ne circule. L’association Acceptess-T très investie sur le bois est réservée car aucune usagère de l’association ne rapporte ces faits. D’où vient donc cette information?

La principale source est Kathya de Brinon, une militante anti-prostitution qui se définit comme «survivante du viol, de l’inceste et de la prostitution». Celle-ci a ouvert une ligne d’écoute via un téléphone portable pour recevoir des appels de victimes en période de confinement. Elle explique avoir posté une annonce sur sa page Facebook pour recevoir dès le lendemain 7 appels, puis en moyenne depuis, 50 appels par jour. Pour les associations qui tiennent des lignes de permanence téléphonique, ce nombre d’appelants peut paraître élevé dans un temps aussi rapide, avec si peu de moyens de communication autour de cette nouvelle offre.

Kathya de Brinon invitée à présenter son livre témoignage lors d’une émission de télévision

L’article de l’obs est depuis jeudi fortement partagé, notamment dans les milieux prohibitionnistes pour dire «la réalité de la prostitution qu’on voudrait nous cacher». On peut s’interroger sur la stratégie de cette communication puisque «l’horreur» est celle d’un contexte de victoire des prohibitionnistes, qui ont obtenu le vote d’une loi pénalisant les clients depuis 2016, et avec l’apparition du coronavirus et l’obligation de confinement, les travailleurSEs du sexe ont dû massivement cesser leur travail comme ils l’ont toujours désiré. L’horreur arrive donc malgré tous les «acquis» de cette mouvance politique.

Kathya de Brinon se dit à présent mise en doute par des «attaques» l’accusant de n’avoir pas pris soin de Nouchka et des autres femmes qui l’auraient appelé via sa ligne téléphonique. D’autres mettent carrément en doute la véracité du témoignage, ce qui la pousse à apporter aujourd’hui cette clarification sur sa page Facebook:

Bonjour à tous ! Les prostituées du Bois de Boulogne. C'est la dernière fois que je m'exprimerai sur ce triste sujet. Comme tout un chacun, j'ai ma fragilité. Je ne suis pas en béton armé et toutes les insultes et propos diffamatoires que certains se sont complus à m'écrire hier m'ont terriblement affectée. J'ai passé une mauvaise nuit, je suis fatiguée et en colère parce que moins efficace pour ceux qui vont avoir besoin de moi. La nature humaine me décevra donc toujours... Je reprendrai donc point par point à ces agressions. - J'ignore comment Nouchka a eu mon numéro de téléphone. Et c'est le cadet de mes préoccupations ! Ce que je sais c'est que c'est un téléphone pré payé remis par son proxénète. Il lui sert à être appelée par certains de ses clients. - Nouchka vit depuis 18 ans en France et a donc pu apprendre le français, imparfaitement certes mais assez pour se faire comprendre. - Nouchka est malade et le sait. Elle appelle cela le coro et en ignorait la dangerosité. Elle a été contaminée par ses clients. Elle ne veut pas se faire soigner, elle redoute ensuite l'expulsion. Elle aurait bien trop honte de retrouver sa famille...- Elle continue ses passes parce qu'elle n'a pas d'argent pour manger. - Liva récupéra le téléphone de son amie et m'annonça son décès. - Mes dernières infos seront celles données par Tara. Depuis plus rien. Ma responsabilité ?J'ai contacté un ami policier. J'ai appelé trois commissariats. Même réponse :- peut-être un canular. - il faudrait une identité, un numéro de téléphone. - savoir où les trouver dans le Bois. Elles se cachent et vivent en meute. - en ces temps de confinement toutes les brigades sont surchargées et doivent faire régner l'ordre intra-muros...Dernier point. J'ai contacté une association. Dépassée par les événements. Il me fut répondu que l'on se verrait après le confinement. Je ne vous livrerai pas son nom. Je ne pratique pas la délation ! Que n'ai-je donc pas fait que j'aurais dû faire ? Vous qui incriminez si facilement, vous devez avoir la réponse ! Soyez fiers de vous, vous avez réussi le tour de force de m'être fait sentir illégitime dans le travail que j'accomplis. J'ai bien failli tout arrêter ! Mais, et cela en dérangera apparemment plus d'un, j'ai un mari solide et absolument inatteignable par ce genre de propos infâmes. Il m'a remis sur mes rails...Je vais donc faire le vide et reprendre le cours de mes activités comme si ce week-end noir n'avait jamais existé ! À toutes les Nouchka, Liva et Tara, sachez que je serai toujours là pour vous. Il y aura un après le confinement et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que de telles horreurs cessent. Vous êtes peut-être des femmes de l'ombre, des êtres humains délaissés. Mais on ne vous oubliera jamais ! Bonne journée à tous ceux qui la méritent. Les autres, poubelle ! <span></span>

Des mots mêmes de la principale source de cette histoire, ce serait peut être un canular dont elle aurait été victime, et elle n’a aucun moyen de vérifier l’information, ni d’identifier personne. Pourtant un corps sans vie enterré au bois de Boulogne, ça ne devrait pas passer inaperçu, et constituer une preuve très concrète. Une enquête pourrait être ouverte afin de connaitre la vérité sur cette histoire et nous servir éventuellement de leçon à l’avenir. Il est navrant de lire le mot «meute» pour décrire des êtres humains, mais cela révèle aussi les représentations dominantes contre les travailleurSEs du sexe, a fortiori migrantes. Si cette mort a été inventée ce sera en fait un soulagement, car comme pour beaucoup de gens, cette annonce est un vrai choc, et nous vivons déjà assez de drames.