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TRIBUNE

Pendant le confinement, l'addiction aux jeux d’argent est aussi un enjeu de santé publique

Alors qu’une majorité de la population est contrainte de rester chez elle, les campagnes publicitaires pour le jeu en ligne continuent. Il ne faut pas attendre l'après pour réguler.
Résultats du tirage Loto de lundi. (FDJ/Photo FDJ. AFP)
par Christophe Alonso, maître de conférences en droit, Université Paris V Descartes, chercheur sur les addictions aux jeux d'argent et de hasard
publié le 21 avril 2020 à 15h30

Tribune. Et si l'épidémie actuelle en favoriserait d'autres au titre de ses dommages collatéraux. L'addiction aux jeux d'argent fait partie de ces épidémies silencieuses qui constituent un fléau sociétal auquel on doit porter une attention tout particulièrement en cette période de confinement imposée par la pandémie du virus Sars-CoV-2 pour au moins deux raisons : d'une part parce qu'elle est amenée à se développer de façon exponentielle et d'autre part car elle démontre l'ambiguïté de la politique de l'Etat lorsqu'il s'agit de concilier des intérêts économiques avec des enjeux de santé publique. Les rapprochements que l'on serait amené à en faire pendant la gestion de cette sortie de crise peuvent laisser dubitatifs.

L’addiction relève de ces phénomènes encore assez peu connus des scientifiques et réceptionnés paradoxalement comme notion courante par le grand public qui en connaît mal les contours. Parmi les nombreuses formes d’addiction existantes, l’addiction aux jeux d’argent et de hasard est la seule addiction comportementale qui ait été reconnue cliniquement dans les classifications internationales des maladies mentales (DSM-V). Elle se mesure, il est vrai, plus difficilement qu’une addiction provoquée par des substances psychoactives telles que l’alcool, le tabac ou les drogues et s’apparente à un phénomène complexe dont les facteurs peuvent être à la fois d’ordre sociaux, économiques, psychologiques et même biologiques.

Risque d’addiction et intérêt financier pour l’Etat

A l'origine de ces addictions, les jeux d'argent et de hasard ne constituent, quant à eux, ni un commerce, ni un service ordinaire. Ils se situent à la croisée d'intérêts antagonistes qui entrent inévitablement en conflit. En effet, ces jeux comportent tout à la fois un risque d'addiction pour les joueurs et représentent depuis toujours un intérêt financier non négligeable pour l'Etat. Dès lors, on peut aisément imaginer que l'équilibre à réaliser est délicat lorsque l'on tient compte de la pesée de la balance entre les intérêts économiques des acteurs du marché des jeux et l'intérêt public de protection des joueurs. S'il est malheureux que les conséquences du jeu soient néfastes et préjudiciables pour une partie des joueurs, il n'est depuis bien longtemps plus question de prohiber purement et simplement la pratique des jeux d'argent mais de la maîtriser ou plutôt de la réguler pour qu'elle demeure une activité récréative et, disons-le clairement, rentable. Telle a été la voie choisie par la grande majorité des Etats aujourd'hui, dont la France au premier rang fait partie, en ayant œuvré pour une ouverture à la concurrence des jeux d'argent et de hasard en ligne par sa loi du 12 mai 2010.

L’ouverture des jeux d’argent en ligne n’a pas tardé à produire des effets prévisibles. L’activité des jeux s’est amplifiée, au point de se banaliser, entraînant avec elle, ce que différentes enquêtes de prévalence prouvent (Prévalence-e-JEU 2012, Enjeu 2014), à savoir une augmentation des situations d’addictions aux jeux d’argent. Il faut en effet comprendre qu’avec la loi de 2010, les jeux d’argent sont arrivés sur Internet, c’est-à-dire jusqu’au domicile du joueur sans même que celui-ci ait à se déplacer. Les jeux venant à lui et non plus l’inverse, le joueur peut désormais pratiquer cette activité, à tout moment, directement sur son portable jusque même sur son lieu de travail. La diffusion des jeux en ligne offre un accès plus large, facilité et simplifié, avec un coût, bien souvent, moindre que l’offre traditionnellement établie par les jeux dits terrestres. Il n’est pas besoin, dès lors, d’être grand clerc pour comprendre que la période de confinement actuelle constitue un terreau favorisant les addictions : l’absence de travail conjuguée à l’oisiveté et au besoin de divertissement, l’anonymat aussi que procurent le jeu à domicile et l’angoisse inhérente à la situation que nous vivons constituent autant de facteurs de développement de ce type d’addictions.

Le risque est donc bien réel. D'ailleurs, en attendant la prise de fonction de l'Autorité nationale des jeux, l'Arjel (autorité de régulation des jeux en ligne) a tiré la sonnette d'alarme dans un communiqué du 14 avril 2020, en appelant les opérateurs à une plus grande vigilance sur les jeux de poker qui connaissent un afflux d'adeptes ces derniers jours tandis que son président, Charles Coppolani, relevait dans le même temps que «la dépense des joueurs sur l'ensemble du marché a quasiment triplé en quelques semaines». L'on peut aussi s'interroger, dans tout cela, sur la part entretenue par les jeux de grattage en ligne, dont le monopole est détenu par la Française des Jeux. Les campagnes publicitaires maintenues durant la période de confinement accompagneront sans doute la progression de ce business florissant mais auront aussi des effets délétères sur de potentiels joueurs. Quid ici de la régulation de ces jeux d'argent et de hasard en ligne pendant le confinement ?

La notion de «jeu responsable»

L’idée de régulation, appliquée aux jeux en ligne, exprime cet équilibre subtil par les autorisations qu’elle permet et, simultanément, par le contrôle qu’elle prévoit en vue de limiter le phénomène du jeu excessif ou pathologique. De fait, lorsque les pouvoirs publics souhaitent réguler cette activité particulière des jeux d’argent, ils se trouvent dans l’obligation sanitaire de contraindre les opérateurs de jeux à développer une offre à la fois attractive, afin d’éviter la fuite des joueurs vers une offre illégale, mais aussi raisonnée et raisonnable, prenant en considération la notion de «jeu responsable».

Il faut reconnaître, qu’en France, la plupart des dispositifs encadrant la pratique des joueurs relèvent essentiellement d’une logique fondée sur la responsabilisation de ces derniers : dispositifs d’auto-exclusion, temporaire ou définitif, mis en place obligatoirement par les opérateurs afin de permettre aux joueurs de demander leur exclusion ; modérateurs de temps et d’argent conçus par les opérateurs et imposés par les pouvoirs publics que les joueurs doivent paramétrer eux-mêmes. La particularité de ces procédés de limitation du jeu est qu’ils impliquent l’idée d’autolimitation et de responsabilisation du joueur. On peut alors ici soulever une double incohérence : d’abord parce qu’il est demandé à ceux qui ont intérêt à ce que l’on joue plus, les opérateurs de jeux, de réduire les risques d’addictions, ce qui est un non-sens. Ensuite, parce qu’il est maladroit ou hypocrite de chercher à responsabiliser le joueur lorsque celui-ci a un comportement excessif alors même que l’addiction se traduit par une perte de contrôle et d’autonomie face au jeu.

Non, le charlatanisme n’existe pas que sur de lointains continents ! Il peut revêtir de multiples visages et exploiter, sans vergogne, la crédulité des populations. En cette période sombre de crise sanitaire, il va plus loin, car il frappe des êtres vulnérables. Cela devrait pourtant être une question de bon sens que d’interdire au moins les campagnes publicitaires lorsqu’une majorité de la population est contrainte de rester dans son salon pour des raisons de santé publique. Les addictions aux jeux d’argent constituent aussi un enjeu de santé publique. Curieuse situation donc que celle de défendre la santé publique et dans le même temps d’en négliger d’autres aspects alors que ce sont pourtant des combats similaires. On évoque beaucoup la construction de l’après crise mais ne serait-il pas bienvenu de s’intéresser au pendant.

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