Les personnes de plus de 70 ans, auxquelles pourraient s’ajouter toutes celles qui souffrent d’hypertension, de diabète ou de surpoids, sont considérées comme des personnes à risque dont on avait envisagé de prolonger le confinement au-delà du 11 mai. Mais pourquoi cette prolongation ? Il existe deux réponses à cette question, l’une utilitariste, dans le bon sens du terme, qui vise à réduire le risque d’engorgement des hôpitaux en évitant la contamination des personnes qui ont le plus de risque de développer des formes graves de la maladie. Cette réponse a sa propre pertinence qui peut justifier, chez les personnes à risque, un surcroît de précautions. Le problème est cependant qu’elle se confond avec une seconde réponse, celle de la protection des personnes vulnérables, devenue une sorte de nouvelle idéologie morale dont les effets peuvent être destructeurs pour l’égalité et les libertés individuelles, et pas seulement dans le cas du Covid-19.
Si un sujet vulnérable ne veut pas être protégé, on ne peut pas lui imposer un confinement au nom de cette vulnérabilité car, de ce point de vue, il reste le seul juge des risques qu’il peut ou non prendre. On peut éventuellement le lui imposer au nom de la raison utilitariste précédente (ne pas risquer d’engorger les hôpitaux), mais il est alors en droit de protester contre une rupture d’égalité qui, si on n’y prend garde, pourrait s’étendre à de multiples domaines de la vie, chaque fois que des vulnérabilités somatiques, psychologiques, sociales, ethniques ou de genre, accroissent les risques courus par un sujet et imposés par conséquent aux services d’assistance, de police, de soin ou d’assurance.
A vrai dire, la prise en compte des vulnérabilités spécifiques est déjà largement à l’œuvre dans l’analyse des aptitudes professionnelles, le calcul des coûts d’assurance, des capacités de remboursement d’une dette, des possibilités de sortie d’une addiction, des perspectives de guérison d’une maladie ou de récidive d’un délit, etc., et on la retrouve de surcroît dans les systèmes intelligents d’enregistrement et d’évaluation des données personnelles développés par les banques, les assurances, les services de ressources humaines, les agences de publicité, les systèmes d’évaluation des performances sociales ou éducatives, etc. Le problème ici n’est pas tant qu’on tient compte des vulnérabilités, mais qu’on en fait un moyen systémique de discrimination sociale et de pression sur les libertés individuelles.
Cette situation est une occasion de s'interroger sur les effets pervers d'un maternalisme politique qui, au nom d'un souci de care et de responsabilité à l'égard des personnes vulnérables, tend à légitimer l'observation maniaque de la spécificité et de l'intimité des personnes, à l'aide de moyens intrusifs d'observation et d'enregistrement, faisant passer au second plan les exigences d'égalité et de liberté constitutives de la forme de vie démocratique que nous avons choisie. Ce maternalisme a aussi des effets dans le domaine de l'information publique, lorsque la convivialité lénifiante et les anecdotes de la vie confinée prennent le pas sur les informations précises concernant la maladie, son développement dans le monde ou les controverses suscitées par sa prise en charge officielle.
Manifestement, cette maladie fait courir à chacun des risques inédits, justifiant des précautions collectives pour minimiser les pertes. Mais il existe aussi un niveau de risque qu’il incombe à chaque individu d’accepter de prendre, pour lui si ce n’est pour les autres. Or, comme dans le cas d’une addiction, le fait d’être vulnérable ne fait d’aucun sujet particulier le vecteur privilégié de propagation du virus.