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Chronique "Philosophiques"

Le XXIe siècle sera le siècle de la santé publique

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Le moment est historique parce que la pandémie touche un collectif humain planétaire et politique, dans sa vie et sa mort. Notre monde doit repartir du vivant et du soin, dans toutes les dimensions de la vie humaine.
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publié le 23 avril 2020 à 18h11

Chacun sent que nous vivons un moment historique, oui, mais lequel, et qu'est-ce qui s'y joue ? Il nous semble possible de le définir. C'est le premier moment historique qui va se définir autour de la santé et de la vie, pour le meilleur ou pour le pire. C'est ce que nous appellerons le moment ou même le siècle de la santé publique. Ou plutôt : du siècle qui pourra être celui de la santé publique - ou pas (mais alors avec des conséquences désastreuses, dans tous les domaines). Le XXIe siècle sera le siècle de la santé publique, ou il ne sera pas. Et cela sans métaphore puisque c'est la première fois qu'un siècle se définit autour de la vie, comme telle. Mais c'est vite dit, que voulez-vous dire ? Tous les grands moments ne sont-ils pas vitaux, et mortels ?

Oui, bien sûr. Mais il faut deux grands ingrédients pour faire un événement historique, et la nouveauté vraiment historique de la pandémie, c’est qu’elle inverse le rapport entre les deux, pour le meilleur ou pour le pire.

Ce qui fait un événement historique pour les humains, c’est toujours deux choses : c’est qu’il engage toute la vie (et la mort), mais aussi, dans son effet, dans la réponse qu’il appelle, toutes les dimensions de la vie et de la mort. C’est vrai pour un individu : ce qui fait époque dans nos vies, ce n’est pas seulement ce qui les affecte dans nos corps, mais ce qui change tout leur sens, nous le savons, elles ne seront «plus jamais les mêmes», après une rencontre ou un deuil, après une maladie ou une naissance. L’événement change tous les aspects de la vie, il est alors déjà historique, pour nous. Mais il devient complètement historique lorsqu’il concerne un collectif humain et, a fortiori, comme aujourd’hui, tous les humains, concernés par la pandémie dans leur vie et leur mort, mais aussi dans toutes les dimensions de l’histoire, nationale, internationale. Si les deux pôles de la pile se touchent : la vie et la mort, leur sens global pour les humains, alors, on a un court-circuit, un événement, historique.

Il y a donc toujours ces deux éléments dans tous les événements historiques mais, en général, ils viennent depuis la politique et le conflit entre les humains, menacer nos vies et nos corps. Ainsi, une guerre ou un attentat quand ils viennent menacer la vie, mais aussi la changer, imprégnant jusqu’à nos amours et nos rêves, et appelant des réponses sociales, politiques, qui elles aussi changeront tout. On est «dans» l’événement, justement, lorsque ce sens, cette réponse ne sont pas encore joués. Ainsi dans le tiret de 1914-1918, ou 1939-1945. Qu’en sera-t-il ? La réponse dépend des humains, et de la politique. Ou encore, le 11 Septembre : on savait que la réponse irait dans le sens de la justice, ou pas. On a vu ce qu’il en a été. Et les répliques continuent. Nous sommes encore «dedans».

Or, il est évident que la pandémie est un événement historique en ce sens, mais aussi d'une autre façon, singulière. Elle est historique parce qu'elle touche à toutes les dimensions sociales, internationales, politiques, et dépend des réponses qui vont être apportées dans ce domaine. Mais, pour la première fois, et pour le meilleur ou le pire, elle les rejoint par la vie et la mort les plus littérales, les corps, la santé et le soin. Gravité inédite. Car il y a deux risques, immenses. Le premier : oublier le vivant et le soin, revenir à la guerre, au nom qui plus est, manipulé, de la vie, mais des uns, contre les autres. Risque majeur. Mais il y a un autre risque : tout réduire au vivant, au soin en un sens restreint, comme s'il n'allait pas jusqu'à la politique ! Or «la souffrance est privée», comme le disait Ricœur, mais «la santé est publique». Cela saute enfin aux yeux aujourd'hui : elle implique toutes les dimensions de la vie, le travail, l'éducation, la justice, le monde. Il n'y a donc pas d'autres choix : il faut repartir du vivant et du soin, mais dans toutes les dimensions de la vie humaine.

Tout confirme ce que nous pressentions avec d’autres depuis longtemps : nous vivons le moment du vivant et du soin. Mais à condition qu’il offre à la politique la chance (et non pas le risque) de s’appuyer sur la lutte des vivants humains contre la mort, et non de l’aggraver. Pour cela il faut le soin, oui, mais tout le soin ; la santé, oui, mais la santé publique. N’attendons pas. Nous sommes «dedans». Comme un attentat, une guerre, comme tout tremblement de terre, la pandémie aura des «répliques». Il y aura une crise économique et d’autres événements vitaux globaux, sanitaires et environnementaux. C’est cela qui fera moment, ou siècle. C’est ce qui se joue.

Orientons donc la politique de manière déterminée et nouvelle vers la santé publique dans toutes ses dimensions. Il y faut des choix, des institutions, des engagements, des participations. Des contributions publiques (oui), des institutions publiques, une vitale et sociale démocratie que nous appelions déjà de nos vœux. Car le moment ne changera pas de nature. Mais il peut partir dans un sens, ou dans l’autre. Il restera le moment du vivant, mais peut redevenir celui de la guerre (militaire, économique, politique, sociale), aggravée par les enjeux vitaux. Ceux qui se moquaient de la santé, du soin et de la justice comprendront alors, qu’en eux, littéralement, se jouaient nos vies. N’attendons pas. C’est le sens du moment, dans l’urgence, et dans la durée.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.