Tribune. Cela fait maintenant quatre semaines qu'une grande partie de la population est contrainte de rester confinée. La réflexion qui suit et les questions qu'elle pose sont nées des inquiétudes que j'ai eues quand ce nouvel état des choses nous a tous sidérés pour les enfants autistes que je côtoie au quotidien dans ma pratique professionnelle. Comment ces filles et ces garçons, dont on a coutume de dire qu'ils sont «intolérants aux changements», allaient réagir à l'injonction subite de rester chez soi ? Qu'allaient provoquer ces arrêts brutaux des suivis engagés et de leur scolarité, aussi fragile soit-elle ?
Quelle ne fut pas notre surprise en apprenant, appel après appel, semaine après semaine, que ces enfants pour lesquels nous avions ces inquiétudes somme toute légitimes, allaient, pour la plupart, bien. Voire très bien. Je tiens à préciser que les propos qui suivent ne se veulent pas exhaustifs ni généralisables à toutes les situations vécues. Il est évident qu’une expérience telle que celle que nous vivons actuellement ne peut être traversée de manière uniforme, et encore moins pour une population dont on sait combien les profils et les modalités d’appréhension du présent sont singuliers. Combien également la précarité sociale et la solitude dans laquelle vivent certaines familles, monoparentales pour de nombreuses, sont un facteur à ne surtout pas oublier.
La maison comme périmètre
Il ressort de ces appels quelques éléments signifiants : un début de confinement compliqué, puis une habituation dans les jours suivants à ce nouveau rythme plus resserré géographiquement et avec souvent la communauté des rencontres réduites à la famille nucléaire. Mais, une fois entendu que le nouveau périmètre concernait la maison, les enfants ont retrouvé leurs marques et trouvé bénéfice à être dans ce milieu familier, peuplé de leurs objets et repères personnels.
J'apprends ainsi que A., particulièrement apaisé, s'installe régulièrement à l'étage dans la chambre où télétravaille son père pour manipuler son slime avec moult vocalises, peut par moments jouer avec son frère et mange depuis trois semaines à table avec toute sa famille, lui qui, d'ordinaire, est à fleur de peau, semblant se protéger de tout contact. Le père de G. me dit que son fils vit le confinement très bien, qu'il se suffit du jardin pour prendre l'air, mais que le reste du temps, il est très occupé avec ses Playmobil et les mises en scène qu'il crée. Quand j'ai Y. au téléphone, c'est lui qui m'explique d'une voix tout à fait bien posée les bêtises que son doudou-lapin a faites dans le salon, lui qui en séance ne lâche des mots que chuchotés. Je pourrais parler de M. dont la maman, d'ordinaire très inquiète pour le parcours scolaire de son fils actuellement en moyenne section, constate qu'il a fait un «bond dans le langage» depuis qu'il est à la maison avec sa famille au complet.
Ces enfants sont-ils une exception dans leur genre ? J’ai voulu avoir d’autres retours que ceux-là. D’abord auprès de proches exerçant dans des contextes similaires qui ont confirmé mes impressions, puis via les réseaux sociaux, en demandant sur un groupe Facebook dédié à la condition autistique comment leurs enfants autistes réagissaient au confinement. Là encore, la grande majorité revendique un mieux-être radical de leur enfant du fait du ralentissement imposé du rythme habituel. Et surtout, ils en sont les premiers surpris.
Occuper son temps
Lors des entretiens téléphoniques, la crainte principale des parents portait sur les apprentissages scolaires et la peur d’un déclin ou d’une régression. Difficile voire impossible dans certains cas pour les parents de trouver les moyens de mettre leurs enfants au travail sur table. Le «métier d’élève» ne semble pas facilement transposable d’un espace dédié à celui domestique. Mais quand, en l’occurrence, on demande aux parents s’ils ont effectivement le sentiment que leurs enfants régressent dans les apprentissages, aucun ne m’a répondu que oui. Tous au contraire expliquent qu’ils progressent, et cette progression s’illustre principalement dans le champ des interactions (regards, jeux, échanges, rires, langage…). Donc non, les enfants autistes chez eux ne perdent pas leur temps ! Et s’ils ne le perdent pas, c’est aussi parce qu’ils savent à quoi l’occuper.
On sait que l'on entre dans le spectre de l'autisme dès lors que l'on repère des particularités communicationnelles et interactionnelles «déficitaires» ainsi que des comportements «à caractère restreint et répétitif». Laurent Mottron, qui fait consensus dans le domaine tant ses recherches sont précieuses, isole trois catégories de comportements répétitifs : «les comportements répétitifs qui sont associés à des émotions ou favorisés par elles» (hand-flapping etc.), les «comportements de captivité» (balancements etc.) et «les orientations spontanées vers une information spécifique» (explorations visuelles atypiques, alignements, sériation…) (2). Il précise qu'il y a tout lieu de penser que ces derniers comportements complexes sont les plus spécifiques de l'autisme.
Or ces comportements ont deux particularités : la première est qu'ils sont orientés vers une information spécifique, c'est-à-dire qu'ils ont une fonction de prise d'information par expérimentation active, comme une continuité des pratiques du jeune enfant d'avant l'entrée dans le langage. C'est ce que Piaget appelait les «réactions circulaires tertiaires» du stade sensori-moteur, ce même stade qui précède l'accès à la «fonction sémiotique», fonction même qui ne s'intègre pas naturellement chez les enfants autistes.
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Mais alors, si l’on souligne si souvent l’importance des manipulations et autres expérimentations actives dans le développement de l’intelligence pratique du jeune enfant au développement typique, pourquoi est-il encore si fréquent de n’attribuer aux comportements d’exploration des enfants autistes, aussi ciblés soient-ils, que les seuls attributs de restreints et répétitifs, sous-entendu improductifs de savoir ? La seconde particularité de ces «orientations» est qu’elles sont «spontanées». Ces explorations sont source de plaisir et mettent l’enfant au travail. Tous ceux qui côtoient des enfants autistes savent le sérieux qui les anime quand ils sont à la tâche avec leurs objets élus.
A l’heure où les enfants inscrits dans une dynamique développementale majoritaire chercheront le savoir chez l’autre («c’est quoi ça ?» répété à l’envi) et trouveront bénéfice à la valorisation de ce dernier, on peut faire l’hypothèse que, pour les enfants autistes, le moteur du développement n’est pas dans cette réponse. Les autistes n’ont pas ce recours naturel comme béquille et semblent devoir se débrouiller seuls pour repérer, organiser et comprendre le monde environnant. D’où l’appui sur des objets-partenaires invariants, stables et maîtrisables par lui-même.
La constitution d’un lien social
En effet, qui dit mouvement dit déplacement. Et le temps que l’enfant consacre à ses marottes ne se répétera pas à l’infini sans produire du nouveau. L’important est de voir la complexification des phénomènes et ce vers quoi elle tend, à savoir la constitution d’un lien social inédit. C’est justement à partir de leurs intérêts spécifiques, de leurs passions que les jeunes se dirigent vers l’extérieur et les autres. Il est primordial de garder en tête la dimension dynamique des actions des enfants sur le monde. Que tout travail de pensée est productif de savoir. Et que le sérieux mis par les enfants dans ces comportements atypiques montre par lui-même leur importance et leur nécessité vitale.
L’accompagnement actuel des enfants autistes est réfléchi à l’aune du temps et du rythme de développement du plus grand nombre. Sauf que les enfants autistes ne sont pas des enfants souffrant d’un retard qu’il leur suffirait de rattraper, ce sont des enfants au développement différent, avec des forces dynamiques et des difficultés qui leur sont propres et dont on ne peut faire fi, sauf à nier tout ce qui fait leur singularité, les assujettissant à ne concentrer leur énergie qu’à viser une normalité bien étrange. On sait que les pédagogies contemporaines s’appuient sur les intérêts et les compétences des enfants en fonction de leur âge, et soutiennent le développement naturel des fonctions cognitives. Ne trouverait-on pas étrange de voir un instituteur de petite section demander à ses petits élèves de connaître leur alphabet, d’écrire leur prénom ou de calculer de 2 en 2 ? On préférera le voir s’ajuster et «suivre le rythme de l’enfant». Alors pourquoi est-ce si difficile à entendre quand il s’agit des enfants autistes ?
Le confinement que nous vivons nous apprend qu’un changement radical de tempo dans nos vies, quand il est dans le sens d’une décélération et qu’il se vit dans un cadre familier favorable, peut être très bien accepté par les enfants autistes. La temporisation des exigences de la vie sociale et la tranquillisation du rythme familial peuvent offrir à l’enfant un contexte épanouissant. Si l’enfant connaît son monde et retrouve les matériaux nécessaires à la pratique de ses passions spécifiques, il sera forcément plus disponible pour un ensemble d’autres événements qui jalonnent le quotidien. Il est essentiel de prendre au sérieux ce que ces enfants nous montrent de leurs intérêts personnels autant que ce dont ils se protègent. Qu’à distance respectable de la folie du monde et de son bruit permanent, de son urgence de tous instants et des «dépêche-toi» qu’ils entendent incessamment, ils s’apaisent.