Tribune. La science-fiction a mauvaise presse. Les préjugés contre ce sous-genre en marge de la «vraie» littérature ne manquent pas de la part d'une élite intellectuelle qui lui refuse ses lettres de noblesse, soulignant le peu de crédibilité de livres communément réservés à un lectorat ciblé jeunesse ou geeks. Et pourtant, contre toute attente, l'armée française préconisa en 2019 la mise en place d'une «Red Team» composée notamment d'auteur.e.s de science-fiction, afin d'imaginer les défis (militaires) de demain. Les intéressés avaient jusqu'à mi-février pour se signaler. L'armée française n'est pas précurseur en la matière. Les Gafa ont depuis quelque temps déjà tourné un œil intéressé vers ce genre spécifique de littérature. Plus récemment, c'est dans le champ sémantique médiatique que la science-fiction fait son entrée. Cloîtrés avec Siri par suite d'une pandémie mondiale, alors que notre économie s'écroule, que nos liens sociaux se transforment, que les réponses politiques s'essoufflent, l'effarement se fait écho du monde: «C'est de la science-fiction.»
Comprendre et extrapoler le présent
Cette affirmation n’est pas tout à fait erronée. Nous vivons une époque de mutations étonnantes et accélérées. Les technologies bouleversent le savoir, et sont autant porteuses de bien-être que de questions éthiques. Les révolutions politiques mêlent espoir, doutes et désillusions. Le capitalisme et la mondialisation promettent échanges et félicité, mais amènent inégalités et perte de sens. Aujourd’hui, nous voici colosses aux pieds d’argile face à un micro-organisme de quelques nanomètres.
Or ces évolutions ont été pensées par des auteurs tels que Wells, Bradbury, Asimov, Dick, Orwell, Huxley, et j'en passe. La science-fiction n'est pas réservée à un lectorat de niche détenteur de l'exégèse du genre, elle peut être au contraire l'une des clés de compréhension de notre société. Les écrivains ont inventé des imaginaires transcendantaux devenus aujourd'hui réalités, prouvant qu'impossible n'est qu'une opinion à un instant T dont on peut s'affranchir et non une vérité absolue. Le téléphone portable, les caméras de surveillance, Internet, la vidéoconférence, les voitures autonomes, la transplantation d'organe, la carte de crédit, l'énergie solaire, les tablettes, l'intelligence artificielle, tous ont d'abord été des inventions chimériques. Pourtant, à l'heure où 1984 est en passe de déclassement de roman de science-fiction à roman historique, les auteur.e.s du genre prouvent qu'une autre dialectique est possible.
Apprendre à se projeter
Si le genre ne prédit pas l’avenir car nul n’est prophète, elle en imagine les possibilités, tente de voir quel chemin l’humanité prendrait si. Les livres de science-fiction sont des essais complets qui nous obligent à repenser la société et le rapport à l’altérité, à explorer des systèmes de gouvernance alternatifs, à envisager et nous mettre en garde contre des scénarios possibles, voire probables, à considérer des technologies capables de surmonter les obstacles actuels et d’assurer le bien-être collectif. J’irai même plus loin : la science-fiction pourrait être aujourd’hui la seule plateforme où nos avenirs sont réfléchis, imaginés, pensés, pesés, discutés dans leur globalité. Or à l’heure où la problématique du «monde d’après» est sur toutes les lèvres, il est important de dépasser la perspective historique et d’intégrer la science-fiction comme moteur d’une pensée créatrice.
Alors, pourquoi ne pas introduire l’étude et le mode de pensée du genre dans nos cours d’école ? Les grands textes du passé sont certes un vivier anthropologique inépuisable qui donne les clés de la compréhension d’une humanité que l’on ressent et que l’on côtoie. Ils sont primordiaux. Mais il est également important d’apprendre à conceptualiser l’avenir. Comment demander à nos enfants d’inventer les jours d’après si nous ne leur inculquons pas qu’il est tout aussi important de connaître ses racines que d’élever ses branches vers le ciel ? L’imagination et la créativité ne sont pas des matières prosaïques et marginales. N’ayons pas peur de débattre les visions, les possibilités, les idées, faisons de nos écoles des hétérotopies.
Reprendre le contrôle de nos utopies
Les sociétés changent sans cesse. Embrassons ce changement au lieu de le subir, explorons le futur au présent et ouvrons le champ des possibilités. Donnons aux futures générations l’ouverture d’esprit pour inventer l’après, le tourner et le retourner dans tous les sens pour en trouver un, justement, de sens. Apportons-leur la possibilité de penser le futur de manière audacieuse, et contre le marasme ambiant, agrandissons leur horizon pour leur poser la question : dans quel monde voulez-vous vivre ?
Rappelons-nous que le règne du dernier roi de France s’est achevé il y a 172 ans, que la chute des empires ottomans et de celui des Habsbourg date d’il y a 101 ans, le droit de vote des femmes en France d’il y a 76 ans, notre Constitution d’il y a 62 ans, la première émission télévisuelle en couleur d’il y a 53 ans. Notre cerveau pense en termes d’immuabilité du présent, ce qui amène à une dangereuse apathie. Puisque la permanence règne, pourquoi s’entêter à provoquer ou même vouloir un changement ? C’est par cette indolence et ce désintéressement du plus grand nombre que le futur devient une feuille blanche pour les puissants de ce monde, qui y griffonnent leurs règles, leur éthique, leur vision.
Nos futurs ne doivent pas relever uniquement de la responsabilité des Gafa, ni de pouvoirs publics occupés à colmater les brèches du présent, mais il doit faire l’objet d’une métaréflexion démocratisée. Alors, encourageons nos jeunes à faire l’exercice intellectuel de la distanciation, puisque le mot est à la mode, de l’ultrarationnalisme et du pessimisme ambiant. Apprenons-leur à reprendre en main le destin de leurs propres utopies.
Dernière publication de Sandy Heinrich : Eve et Lilith, une exégèse génésiaque entre justification du patriarcat et revendications féministes –ouvrage collectif dirigé par Dr. Viviane Koua, Auburn University publié chez l'Harmattan, déc. 2018.