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TRIBUNE

Covid-19 : pour une mémoire ordinaire de l’extraordinaire

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Ce que nous retiendrons de la période actuelle ne doit pas se réduire à une affaire de grands hommes et d’arbitrages politiques, ni au caractère sensationnel de l’événement. Il faudra donner la voix à celles et ceux qui gèrent la crise au quotidien et éclairer le vécu de populations.
A Crépy-en-Valois, une des premières communes touchées par le coronavirus, le 2 mars 2020. Devant le collège La Fontaine, où un professeur est décédé après avoir contracté le virus, au premier jour du test des élèves de l'établissement. (Photo Denis Allard pour Libération)
par Myriam Piguet, historienne (Université de Genève) et Caroline Montebello, historienne (Université de Genève, EHESS)
publié le 25 avril 2020 à 9h08

Tribune. En raison de la pandémie mondiale de Covid-19, la majorité de l’humanité est appelée à pratiquer une forme de confinement et fait face à la réduction de ses libertés individuelles. C’est pourquoi, nous, historien·ne·s, sociologues et archivistes, appelons les particuliers, les institutions et les pouvoirs publics à conserver des archives sur cet évènement qui rompt avec le quotidien des sociétés industrialisées à l’échelle planétaire. Son analyse doit mettre en lumière des «vies minuscules», d’ordinaire invisibles, mais qui participent à la grande histoire des sociétés humaines.

La construction d’une mémoire n’est jamais neutre. Les sciences sociales qui traitent du passé restent tributaires des traces laissées par les contemporains, puis conservées dans des fonds d’archives. Or, ces traces peuvent surreprésenter ou invisibiliser des groupes sociaux, suivant les méthodes de collecte qui ont été choisies et les documents qui ont été privilégiés. Ce point n’est pas anecdotique : les choix d’archivage orientent la manière de faire de l’histoire chez les historien·ne·s et pèsent sur la manière de se représenter le passé parmi les citoyens. Comme l’ont précisé plusieurs chercheur·euse·s, la crise sanitaire actuelle touche plus particulièrement les classes sociales qui sont d’ordinaire invisibles. En soignant ou en assurant la continuité des services de base – alimentation, propreté et maintien de l’ordre public – elles se trouvent en première ligne de la lutte contre le Covid-19.

Pour ne pas oublier leur rôle, la période qui entoure cette pandémie doit être appréhendée sous l’angle de l’histoire sociale. Elle ne doit pas se réduire à une affaire de grands hommes et d’arbitrages politiques, ni au caractère sensationnel de l’évènement. Le recours à l’histoire sociale vise à mettre en lumière les expériences contrastées et multiples de la pandémie selon les lieux, les genres et les âges et ainsi à écrire une histoire ordinaire de l’extraordinaire. L’enjeu est, d’une part, de donner la voix à celles et ceux qui gèrent la crise au quotidien. Parmi ces actrices et ces acteurs, il est essentiel de souligner le rôle des femmes, qui se trouvent en première ligne dans les services de santé, les services sociaux et la grande distribution. L’enjeu est, d’autre part, d’éclairer le vécu de populations, qui suivant les configurations politiques, font face à l’arrêt de leur activité économique, à la généralisation du télétravail, ou bien, ont un accès limité aux biens de première nécessité.

Afin de ne pas reproduire une histoire des dominants, il est primordial de conserver la mémoire des gens ordinaires : caissier·ère·s, parents, postier·ère·s, soignant·e·s, ouvrier·ière·s, agent·e·s de transports, camionneur·euse·s, prisonnier·ère·s, infirmier·ère·s, travailleur·euse·s migrant·e·s, réfugié·e·s ou enfants ; autrement dit, de collecter des récits citoyens et de ne pas s’en tenir aux seuls documents administratifs. Cet archivage pourrait s’inspirer des actions menées par les Archives de Paris, les Archives de la ville de Bruxelles et la Manchester Art Gallery and Archives respectivement après les attentats de 2015, de 2016 et de 2017. Ces centres ont pris l’initiative de récupérer et de numériser un grand nombre de messages déposés par la population dans des lieux de mémoire éphémères. Concernant la pandémie de Covid-19, plusieurs projets commencent à voir le jour. Des initiatives de documentation du confinement ont déjà été entreprises dans de nombreux endroits, par des musées, des chercheur.euse.s ou des centres d’archives locaux (1).

Cependant, il est nécessaire d’aller plus loin. D’abord, nous invitons chacun d’entre nous à conserver des témoignages personnels et professionnels sur la pandémie. Ces témoignages sont multiples : photographies, vidéos, récits de vie et de confinement, sites de solidarité, affiches, correspondances numériques, registres d’hôpitaux ou encore articles de presse. Ensuite, et surtout, nous appelons les centres d’archives, affiliés à des municipalités, des universités ou des organisations internationales, à créer des fonds dédiés à la pandémie. Ces institutions pourront par la suite lancer une collecte auprès des gestionnaires invisibles de la crise et de leurs lieux de travail, mais aussi recenser les récits qui sont actuellement publiés par des journaux, des blogs et des Tumblr. Il est également primordial de recourir à l’histoire orale et de mener une série d’entretiens auprès du personnel de première ligne et des populations touchées, soit par téléphone soit à la sortie de la crise sanitaire (2).

Pour nous, historien·ne·s, sociologues et archivistes, la pandémie liée au Covid-19 constitue un fait social total et une occasion d'exploiter les réflexions qui ont animé la recherche ces cinquante dernières années. Loin d'être l'objet d'une histoire confinée, elle pourra éclairer d'autres phénomènes sociaux et ainsi nourrir une multitude de champs historiographiques, tels que l'histoire des solidarités et des politiques sociales, l'histoire des politiques publiques ou l'histoire des épidémies. L'enjeu est, enfin, de contribuer à la construction d'une mémoire « ordinaire », inclusive et citoyenne de la pandémie. A ce titre, nous espérons que cet appel constituera un pont entre des donateurs potentiels et des centres d'archives et qu'il encouragera une collaboration internationale entre ces institutions.

(1) En français, le blog L'histoire contemporaine à l'ère numérique recense les projets de ce type. Aux États-Unis, en Suisse, ou encore en Finlande, des musées ont commencé à récupérer des objets et des photographies. En Chine, le projet «Reporting, Non-fiction and Personal Narrative» récupère des témoignages.

(2) A titre d'exemple, le programme 13-11, qui a été mis en place après les attentats de novembre 2015 en France, a lancé le recueil de témoignages d'un groupe de 1000 personnes volontaires sur une dizaine d'années.

Signataires : Joëlle Alazard (Association des professeurs d’histoire et de géographie-France), Méropi Anastassiadou-Dumont (INALCO-France), Francesca Arena (Université de Genève-Suisse), Maria Paula Arias (University of Manchester-Royaume-Uni), Kostas Arvanitis (University of Manchester-Royaume-Uni), Paulos Asfaha (Université de Genève-Suisse/Aix-Marseille Université-France), Association des archivistes français (France), Yavuz Aykan (Université Paris I Panthéon-Sorbonne-France), Maëlle Bazin (Université Paris II Panthéon-Assas-France), Sihem Bella (Professeure agrégée d’histoire-France), Soulef Bergounioux (Université Paris Saclay-France), Hélène Blais (ENS Paris-France), Frédéric Boquet (Archives de la ville de Bruxelles-Belgique), Françoise Bonnet Borel (Archives de la vie ordinaire-Suisse), Marie Bouchez (Université de Lorraine-France), Juliette Bour (EHESS-France), Hamit Bozarslan (EHESS-France), Fabrice Brandli (Université de Genève-Suisse), Ivan Burel (Université de Lille-France), Damien Cailloux (Université Paris 1-Sorbonne Université-France), Elisabeth Campagna-Paluch (Université Paris VIII-Saint-Denis-France), Simon Chenu (chercheur indépendant), Jean-François Chougnet (MUCEM-France), Frédéric Clavert (Université du Luxembourg-Luxembourg), Cristoph Conrad (Université de Genève-Suisse), Martin Conway (University of Oxford-Royaume-Uni), Vera Costantini (Ca’ Foscari Università Venezia-Italie), Pierre Czertow (Université de Lorraine-France), Chloé Deligne (Université Libre de Bruxelles-Belgique), Thierry Delplancq (Archives de la Ville et du CPAS de La Louvière-Belgique), Alain Dubois (Archives de l’Etat du Valais-Suisse), Anne-Lydie Dubois (Université de Genève-Suisse), Simon Dumas Primbault (EPFL-Suisse), Ahmad Fahoum (IHEID-Suisse), Sébastien Farré (Maison de l’histoire-Suisse), Aurore François (Université Catholique de Louvain-Belgique), Delphine Froment (ENS Paris-France), Sarah Gensburger (CNRS-France), Florence Gillet (CegeSoma-Archives de l’Etat-Belgique), Emilie Girard (MUCEM-France), Laurence Guignard (Université de Lorraine-France), Martin Grandjean (Université de Lausanne-Suisse), Marion Gros (Université de Genève-Suisse), Luc Gwiazdzinski (Université Grenoble Alpes-France), Kajsa Hartig (Västernorrlands museum-Suède), Jonathan Hassine (Sorbonne Université-France), Aline Helg (Université de Genève-Suisse), Tobias Hodel (Universität, Bern-Suisse), Luke Hollis (Massachusetts Institute of Technology-Etats-Unis), Haakon A. Ikonomou (University of Copenhagen-Danemark), Christian Ingrao (CNRS-EHESS-France), Adrien de Jarmy (Sorbonne Université-France), Bente Jensen (Aalborg City Archives-Danemark), Ömer Köksal (EHESS-France/Université de Heidelberg-Allemagne), Christian Koller (Schweizerisches Sozialarchiv/Universität Zürich-Suisse), Sandrine Kott (Université de Genève-Suisse), Frédérique Langue (CNRS-France), Cyril Longin (Archives municipales de Saint-Etienne-France), Anne Marie Losonczy (EPHE-EHESS-France), Christine Machiels (Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire-Belgique), Naïma Maggetti (Université de Genève-Suisse), Benoît Majerus (Université du Luxembourg-Luxembourg), Sandrine Maulini (Université de Genève-Suisse), Diana Méndez (Instituto Mora-Mexique), Ana Milosevic (KU Leuven-Belgique), Lucas Mueller (Université de Genève-Suisse), Serge Noiret (European University Institute-Italie), Pamela Ohene-Nyako (Université de Genève-Suisse), Deborah Paci (Ca’ Foscari Università Venezia-Italie), Pauline Peretz (Université Paris VIII-Vincennes Saint Denis-France), Corinne A. Pernet (Université de Genève/Universität Basel-Suisse), Francesca Piana (Global Studies Institute-Suisse), Marine Pierre (Université de Genève-Suisse/Paris I-France), Valérie Piette (Université Libre de Bruxelles-Belgique), Laure Piguet (Université de Genève-Suisse/Paris I-France), Clyde Plumauzille (CNRS-France), Jérôme Pozzi (Université de Lorraine-France), Malika Rahal (Institut d’histoire du temps présent-France), François da Rocha Carneiro (Université d’Artois-France), Guillaume Rimbaud (Atelier liégeois pour la Promotion de l’Histoire et des Archives sociales-Belgique), Tristan Rondeau (Professeur d’histoire-géographie-France), Henry Rousso (CNRS-France), Catherine Schmutz (Association Histoires d’ici-Suisse), Mathilde Sigalas (Université de Genève-Suisse), Sébastien Soyez (Archives de l’Etat-Belgique), Nicolas Stenger (Université de Genève-Suisse), Véronique Stenger (Cermes3, CNRS-France), Engin Sustam (EHESS-France), Pierre-Alain Tailler (Archives de l’Etat-Belgique), Anton Tarradellas (Université de Genève-Suisse), Duygu Tasalp (Casa de Velázquez-Espagne), Valérie Tesnière (La contemporaine, Université Paris Nanterre-France), Ludovic Tournès (Université de Genève-Suisse), Gérôme Truc (CNRS-France), Hannah Tyler (Université de Lausanne-Suisse), Pelin Ünsal (Université Paris-Dauphine-France), Marie van Eeckenrode (Université Catholique de Louvain-Belgique), Laurence van Ypersele (Université Catholique de Louvain-Belgique), Wendy Walker (West Sussex Record Office-Royaume-Uni), Claire Zalc (CNRS-Paris), Szymon Zareba (Centre d’archives privées Etopia à Namur-Belgique), Benedikte Zitouni (Université Saint-Louis Bruxelles-Belgique), Claude Zurcher (FONSART-Suisse).