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Les manuscrits du Coran de la Grande Mosquée de Kairouan

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Texte d’Eléonore Cellard et Saleh al-Mahdî ben Hammouda. Eléonore Cellard est post-doctorante au Collège de France. Elle mène des recherches sur la matérialité et les textes des plus anciens manuscrits du Coran. Contribuant à divers projets scientifiques, elle travaille sur de nombreuses collections nationales, préservées en France, Russie ou en Egypte. Saleh al-Mahdî ben Hammouda est docteur spécialisé en sciences et techniques de la gestion et de la protection des manuscrits et des documen
Figure 1. La Grande Mosquée de Kairouan au début du 20e siècle.
publié le 30 avril 2020 à 10h48

Texte d’Eléonore Cellard et Saleh al-Mahdî ben Hammouda. Eléonore Cellard est post-doctorante au Collège de France. Elle mène des recherches sur la matérialité et les textes des plus anciens manuscrits du Coran. Contribuant à divers projets scientifiques, elle travaille sur de nombreuses collections nationales, préservées en France, Russie ou en Egypte. Saleh al-Mahdî ben Hammouda est docteur spécialisé en sciences et techniques de la gestion et de la protection des manuscrits et des documents. Il est directeur du Laboratoire National de Conservation et de Restauration des manuscrits (Tunisie).

La mosquée de Kairouan et la découverte de sa bibliothèque

Fondée par ‘Uqba ibn ‘Amir en 671 de notre ère (30 de l’Hégire), la Grande mosquée de Kairouan a été reconstruite à de nombreuses reprises. Il ne subsiste presque rien du bâtiment d’origine, entièrement remanié entre le 8e et le 11e siècle.

Dès les premiers siècles de son existence, la mosquée est considérée comme un centre d'enseignement important, et sa réputation rayonne dans tout l'Occident musulman. A la fin du 13e siècle, un voyageur marocain, al-'Adbarī, vante les richesses de sa bibliothèque : « on a sorti pour nous de nombreux livres coraniques d'une écriture orientale parmi lesquels quelques-uns étaient écrits entièrement avec de l'or ; sur certains il était mentionné qu'il s'agissait de legs pieux anciens qui remontaient à l'époque de Saḥnūn [m. 240/854] et même avant lui. […] J'ai vu un exemplaire complet du Coran, rassemblé entre deux ais de bois reliées, […], d'une longueur de deux empans et demi et large sur un empan et demi ; on nous a indiqué qu'il avait été envoyé au Maghreb par 'Uṯmān » (cité par E. Voguet, « L'inventaire des manuscrits de la Grande Mosquée de Kairouan » dans Arabica, vol.50, n.4, 2003). Mais au fil des siècles, ces précieux manuscrits vont subir les assauts du temps pour, finalement, tomber dans l'oubli

Figure 2. La salle de prière au début du 20e siècle. La maqṣūra – espace réservé à la prière du souverain – est visible à droite, séparée par des panneaux de bois ouvragés.

A la fin du 19e siècle, les manuscrits sont toujours présents, mais dans un « état fragmentaire », ainsi que le signale l'architecte français Henri Saladin, chargé d'établir les plans de la mosquée. Il situe la fameuse bibliothèque dans la salle de prière, en arrière de la maqṣūra, et mentionne l'existence de « coffres débordant de débris de manuscrits et de fragments de reliures », mais aussi d'« armoires contenant encore quelques beaux manuscrits » (voir H. Saladin, La mosquée de Sidi Okba à Kairouan, 1899). Les choses vont changer grâce à l'intervention de Muhammad Bek Bayram VI, qui visite à la mosquée à peu près au même moment et dénonce publiquement le délabrement de l'ancienne bibliothèque : les manuscrits, dit-il, sont « couverts de poussière, de saleté et de toiles d'araignée » (Al-Muqtaṭaf, vol.4, numéro 21, Avril 1897). En réaction à ce constat, le Protectorat français fait alors restaurer la bibliothèque. En 1901, un premier inventaire recense près de quarante mille feuillets du Coran et plusieurs milliers de feuillets d'ouvrages savants, à caractère majoritairement juridiques.

Quant aux coffres de débris de manuscrits et de fragments de reliures attaqués par des insectes, ils semblent avoir été mis au rebut. Ils ne seront retrouvés qu'au début des années 1940, par un savant français, Louis Poinssot, dans une salle au nord de la cour servant de magasin et de pigeonnier (G. Marçais et L. Poinssot, Objets Kairouanais, XIe au XIIIe s., I, Paris, 1948). Ces reliures, qui appartenaient à plus d'une centaine de manuscrits coraniques, ont été produites entre le 9e et le 13e siècle et constituent un témoignage rare et précieux pour l'histoire de la reliure dans le monde islamique (Figure 3).

Figure 3. Reliure coranique. Musée des arts Islamiques, Raqqāda (Crédits: Laboratoire National de Conservation et de Restaurations des Manuscrits)

Jusqu'en 1963, la conservation et l'inventaire des manuscrits de Kairouan dépendent de l'administration des donations pieuses (taḥbīs). Après l'abolition de cette dernière, le fonds est envoyé au musée du Bardo à Tunis avant de revenir à Kairouan en 1985, et d'intégrer la collection du nouveau Musée national d'art islamique de Raqqāda (1986).

Depuis plus de trente ans maintenant, la collection est entre les mains du Laboratoire National de la Conservation et de la Restauration des Manuscrits, à Raqqāda. Dans ces lieux, techniciens et spécialistes tunisiens font appel aux dernières technologies pour œuvrer à la restauration et à la préservation des manuscrits, et tout particulièrement ceux copiés sur parchemin. Le laboratoire, dirigé par Saleh al-mahdî ben Hammouda, s’investit à la fois dans la formation d’une nouvelle génération de techniciens, mais aspire aussi à des collaborations et des échanges internationaux, dans l’espoir de préserver au mieux ce patrimoine exceptionnel

Figure 4. Restauration des manuscrits. Le nettoyage à l'éthanal est nécessaire dans la plupart des cas, moins pour éliminer la salissure du parchemin que pour faciliter son étirage ultérieur Crédits: Laboratoire National de la Conservation et de la Restauration des Manuscrits.

Les manuscrits coraniques de Kairouan

Aujourd'hui encore, on sait peu de choses sur la collection, en raison de son accès extrêmement limité. Une grande partie de cette collection est composée de copies du Coran ; la plupart ayant été léguée dès le 10e siècle, en bien de mainmorte (waqf/taḥbīs) à la bibliothèque de la mosquée pour servir à la lecture. Cette pratique reflète d'abord les intentions pieuses des donateurs, mais aussi les manœuvres politiques de la part des dirigeants, dont les noms figurent fréquemment dans les actes de donation.

Parmi les documents de la collection, il existe un ancien inventaire des manuscrits la mosquée, daté de 1294 (693 de l'Hégire), et qui répertorie déjà plus de 150 manuscrits à cette époque, dont 90 copies du Coran (une vingtaine de notices manquent aujourd'hui). Si l'on considère que ces corans étaient en majorité divisés en plusieurs tomes (souvent trente), le nombre estimé de volumes coraniques s'élève donc à plus de mille. Un nombre d'autant plus impressionnant qu'il s'agit du même texte, conservé dans une même bibliothèque, à l'époque médiévale. Si la collection s'est un peu enrichie depuis la fin du 13e siècle, comptant aujourd'hui quelque 2600 volumes coraniques (M. al-Rammah, « The Ancient Library of Kairouan and Its Methods of Conservation » dans The Conservation and Preservation of Islamic Manuscripts, Proceedings of the 3rd conference of al-Furqan Islamic Heritage Foundation), elle n'est probablement guère différente de l'aperçu que nous en donne l'inventaire médiéval.

Quant à l'origine de ces corans préservés à Kairouan, il semble que beaucoup ont été produits entre le 9e et le 13e siècle, mais il existe aussi quelques exemplaires plus anciens. Parmi ceux-là, on connait notamment un grand volume vertical, sur parchemin, d'époque umayyade (voir Déroche, Qur'ans of the Umayyads, 2014). Ce luxueux Coran enluminé (Figure 3) est peut-être bien le volume envoyé par le calife 'Uthmān, dont parle al-'Adbarī à la fin du 13e siècle

Figure 5. Page du Coran Bleu. Musée des arts Islamiques, Raqqāda (Crédits: Laboratoire National de Conservation et de Restaurations des Manuscrits)

Malheureusement, l’origine géographique de ces fragments anciens est inconnue. Il se peut que certains manuscrits aient été rapportés d’Égypte, dont les bibliothèques firent l’objet de pillages entre le 10e et le 11e siècle. On s’interroge en particulier sur l’origine de certaines copies de facture exceptionnelle, comme le Coran Bleu, écrit à l’or sur parchemin teint en bleu (Figure 5). D’autres manuscrits ont probablement été copiés localement, mais il faut attendre le début du 11e siècle pour en avoir la preuve certaine. Le célèbre « Coran de la Nourrice » (Figure 6) comporte en effet une note informative de la main du scribe, un certain ‘Alī ibn Aḥmad, ayant copié à la demande de Faṭima, la nourrice du prince zīride Bādis, avant de déposer la copie à la mosquée de Kairouan en 1020 (410 de l’Hégire).

En définitive, la collection des manuscrits de Kairouan est encore loin d’avoir révélé tous ses secrets aujourd’hui. Mais les chercheurs et les conservateurs y travaillent, cote à cote. Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du Coran dans les débuts de l’Islam, l’étude de cette collection pourrait éclairer les conditions de la transmission du texte à cette époque et dans cette région. On aimerait savoir notamment s’il existait une activité scribale au Maghreb aux 8e et 9e siècles ou si, au contraire, les copies étaient acheminées depuis l’Orient. Quant à l’enseignement du Coran à cette époque, les manuscrits vocalisés comportent-ils des spécificités d’une lecture propre à ce contexte kairouanais ?

Figure 6. « Le Coran de la Nourrice ». Musée des arts Islamiques, Raqqāda (Crédits: Laboratoire National de Conservation et de Restaurations des Manuscrits)

Toutefois, au-delà du désir de résoudre les mystères de l’histoire, chacun sait que c’est par la connaissance et la diffusion du savoir que l’on parviendra à mieux protéger cette collection, qui reste un patrimoine matériel fragile et menacé.

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