Tribune par Fatima Ouassak *
Monsieur B. est mort. Il vivait dans un foyer de travailleurs de la région lilloise, il avait 77 ans. Monsieur B a été quelqu’un de très important pour beaucoup de familles, dont la mienne, dans les années 1970 et 1980. Il a exercé un métier que très peu de personnes connaissent.
Un métier qui ne fait pas partie des catégories socio-professionnelles référencées par l’Insee. Un métier de l’immigration. Aujourd’hui, ce métier a disparu, et c’est comme s’il n’avait jamais existé.
Le travail de Monsieur B. consistait à faire le lien entre les immigrés rifains du Nord de la France et leur famille au Maroc. Il portait les messages des uns vers les autres, messages qu’il transportait soigneusement d’une rive à l’autre dans des enveloppes cartonnées. C’était l’époque où la dette des émigrés envers le village qu’ils quittaient était très importante, tant l’émigration était un sacrifice pour celles et ceux qui restaient. Il s’agissait d’honorer ses engagements, et donc de maintenir un lien fort malgré la distance et les traumatismes de l’exil. Monsieur B., qui avait d’abord été ouvrier, faisait partie des personnes chargées par la communauté rifaine de maintenir ce lien.
Pour ce faire, Monsieur B. parcourait les cités ouvrières de la périphérie lilloise, Wattignies, Croisette, Lille Sud, Faches-Thumesnil, Tourcoing. Il faisait ainsi le tour des HLM pendant plusieurs semaines, et partait en car puis en bateau au Maroc, chargé des paquets qu’il avait récupérés. Là-bas, il faisait le tour du campo dans le Rif, Dar El Kebdani, Driouch, Amejjaou, Imrabten, Beni Sidel et toute la région de Nador. Il livrait les paquets, en récupérait de plus petits, puis regagnait la France. Et ainsi de suite.
A peine Monsieur B. frappait-il à notre porte que ma mère et ma grande sœur s’activaient à poser sur la table basse absolument tout ce que nos placards contenaient de gâteaux et de pistaches. En quelques minutes, thé à la menthe et baghrir étaient prêts. La table devait être généreusement garnie : il fallait faire honneur à notre invité.
Et à peine Monsieur B. entrait-il dans l’appartement, qu’avec mes frères et sœurs nous nous jetions sur celui qu’on appelait Khari Sineta, le tonton-cassettes. On était impatients de voir ce qu’il y avait dans les paquets, ce qu’il y avait pour nous. Alors Khari Sineta fouillait dans le sac, et perdu au milieu des sachets de tazemit et de figues séchées, il en sortait un petit emballage de papier journal qui renfermait les bonbons de la hanout du village. Il y avait les colliers de bonbons à la forme géométrique et au goût farineux, les improbables nougats aux cacahuètes noyées de sucre, et les incontournables chewing-gum Flash au papier jaune et au très éphémère goût menthe. Ces bonbons n’étaient pas très bons, mais on se battait quand même pour les avoir, ça nous rappelait le pays. Moi ça me rappelait la hanout où j’étais envoyée plusieurs fois par jour pendant les vacances d’été, véritable hypermarché concentré dans une petite pièce en terre de 2 mètres carré, où il fallait se baisser pour entrer, et où ça sentait bon le Tide mêlé aux clous de girofle.
Khari Sineta était un monsieur très gentil, aux yeux fatigués, au sourire triste, il me paraissait alors déjà très vieux. Quand on chahutait autour de lui, et que mon père, de son regard menaçant, nous rappelait à l’ordre, Khari Sineta répétait de sa voix basse et douce que ce n’était pas grave, qu’on était petits, mahlich dhi mezianen. Monsieur B. restait un peu à discuter, le temps de finir son petit verre de thé, puis mon père lui remettait un vieux sac de sport dont la fermeture était renforcée par du scotch épais. Et au pas de la porte, mon père lui tendait très solennellement, et en toute confiance, deux enveloppes. L’une contenait certainement de l’argent. L’autre une cassette audio.
«Chibani», fresque à Malakoff représentant Mohand Dendoune, réalisée par Vince
La cassette. La veille, ça avait été toute une histoire ! Le radio-cassette avait été installé au milieu du salon. On appuyait sur rec et play, et ça tournait ! Un silence religieux devait entourer celui ou celle qui s’enregistrait. J’avais quelques années, peut-être six ou sept ans, mais je me souviens très précisément que je faisais des crises de ténor pour recommencer mon enregistrement. Parce que je ne reconnaissais pas ma voix, ou parce que j’avais buté sur un mot. Ma hantise était que mes tantes et mes cousins au pays se moquent de mon accent d’émigrée. Alors le doigt maintenu sur le bouton rew, je recommençais. Dix fois s’il le fallait. Les uns après les autres, nous donnions de nos nouvelles, et en demandions. Les expressions que nous utilisions étaient pleines de cette poésie mélancolique que seul l’exil et la langue tamazight peuvent produire. J’envoyais par exemple à ma famille des bateaux de salams pleins d’amour, tsekeghaoum agharrabou n’salam ihezen. Nos salams traversaient ainsi la Méditerranée, surtout les années où exceptionnellement nous ne pouvions pas rentrer au pays l’été.
Dès que Monsieur B. était parti, nous écoutions en famille la cassette que lui aussi venait de remettre à mon père. Les voix de la cassette nous étaient familières, les mêmes sujets revenaient, on parlait de naissances, de mariages, de décès, de partage des terres, de cette pluie qui tardait à tomber, et de la récolte de blé qui s’annonçait désastreuse. Le tout était ponctué par des rappels de la puissance de Dieu, on s’en remettait à Lui.
Monsieur B. était passeur de cassettes, facteur de l’exil, c’était son métier. La cassette avait été détournée de son usage habituel pour servir de téléphone, et Monsieur B. venait nous le tendre aux uns, puis aux autres. Dans les années 1990, quand sont apparus de plus en plus de téléphones et taxiphones en Afrique, et que les déplacements entre ici et là-bas se sont multipliés, ce métier a disparu peu à peu. Monsieur B., lui, a continué à vivre dans le foyer de travailleurs où il vivait depuis tant d’années.
Monsieur B., le passeur de salams et de bonbons, est mort il y a 25 ans. Il avait 77 ans. Paix à son âme. Monsieur B. est mort dans l’indifférence générale, comme beaucoup de Chibanis qui meurent dans les foyers de travailleurs aujourd’hui. Ils font pourtant partie de nous... Ne les oublions pas.
Et racontons l’histoire de Monsieur B., le passeur de cassettes, à nos enfants.
* Fatima Ouassak est politologue, cofondatrice du collectif Front de mères – qui vise à devenir un syndicat de parents d'élèves – et du réseau universitaire classe/genre/race. Elle est l'auteure du livre «La puissance des mères» qui paraîtra le 27 août 2020 aux éditions La Découverte.