Je suis allée à la piscine. J’ai coché la case «activité physique individuelle» et glissé l’attestation dans mon sac. J’ai pris le même itinéraire que d’habitude, longé la place en arc qui borde le vaste bâtiment de l’ancien orphelinat.
Toujours, lever les yeux sur le panneau où les LED donnent la fréquentation, «1 000 places restantes». Je serai donc la première. L’heure creuse, ce luxe que l’on tait. Ceux qui savent me rejoindront. Les bottines plantées dans le paillasson en caoutchouc, je me colle à la baie vitrée. Mon souffle l’embue. Le placard des maillots et lunettes oubliés est ouvert, déborde. Les dames de la caisse sont juste à côté. Elles et moi, on s’en doutait, ça nous pendait au nez. Emmanuel Macron venait d’annoncer la fermeture des écoles. On tenait encore, encore un jour. C’était la dernière fois, mais on ne le savait pas. Nager aux aguets. Le maître-nageur va siffler, faire de grands gestes, évacuer. Ils ne nous permettront pas de continuer à nous fondre tous ensemble, liquides. Il faudra rejoindre la terre ferme. Je nagerai dans l’Ill, dans les rivières, dans les gravières. Rien à foutre. Je me ferai violence. Je me ferai surtout coffrer. Passer du confinement à la réclusion. Coquillettes ou spaghettis ? Je plisse les yeux pour mieux voir. Les dames de la caisse vont surgir. Quelques papiers traînent. La lumière bleue jaillit du distributeur de gâteaux. Au-dessus des tourniquets, l’écran indique que le bassin sportif est à 23 °C. Derrière eux, la bobine de flotteurs sur la place de carrelage, j’aperçois l’eau. Et encore derrière, le grand sol pleureur. C’est lundi. Le bassin est configuré en 25 mètres, normalement. Mais aujourd’hui, exceptionnellement, non. Parce qu’aujourd’hui, tout est possible. Il est olympique.
Mon corps tout entier appuyé contre la surface de verre. Dans ses reflets, dans sa transparence. L’ennemi invisible qui me traverse va se répandre, dégouliner de moi, de ma peau que je ne reconnais plus à ne plus sentir le chlore. Je me coule sur la baie vitrée. J’ai mon sol pleureur dans les yeux. Ce contre-jour-là, c’est le mien, l’indice du dehors qui traîne ses branches en moi. Je snobe les portraits des champions, étendards jaune et bleu, catalogue de gladiateurs, massifs, jeunes ; poses viriles. Les miens de nageurs, ils sont vieux, ils ont des poils dans le dos, du ventre, ils sont handicapés. Leurs corps en coupe s’intercalent, ils sont les personnages de mon théâtre d’ombres chinoises. Mes amis sans prénom, sans numéro de téléphone, sans nouvelles. Mes fugaces bavardages de virage qui durent depuis des années. Est-ce qu’ils vont bien ?
Chassé-croisé. La surface vitrée m'absorbe. Je glisse sur elle. Les filles sont revenues. Celle avec son éternelle pince crocodile en plastique, sa collègue aux lunettes qui ne me remet jamais, et la jeune aux longs cheveux, accent du Sud. Je lance l'habituel grand «Bonjour !». Je ne les entends pas. Je passe ma carte sur le lecteur, hisser haut les bras encombrés, les poèmes de Leonard Cohen beaucoup trop fort dans mes oreilles, donner le même coup de bassin pour passer le portique. Zone de déchaussage et de maquillage. Le chassé-croisé. Les dames font des mises en pli. La brosse ronde qui enroule, déroule d'une main. Les jeunes femmes concentrées dissimulent les marques des lunettes. Et il y a aussi tous ces cons qui utilisent les sèche-cheveux pour se sécher entre les orteils. Je ne sais pas pourquoi, cela m'a toujours crispée. Quand c'est entre les couilles, je le dis aux gentils messieurs qui passent la serpillière.
Chaussettes dans les bottines, dernier coup d’œil au téléphone, aux messages, aux notifications. Serrer à gauche. Le premier de la rangée, le casier 502. Aujourd’hui, il est libre. C’est bon signe. Toujours bon signe, celui d’une bonne séance. Je me déshabille debout. Acrobatique effeuillage public pour conserver le plus longtemps possible les écouteurs en enlevant mon pull. Aujourd’hui, j’ai sur moi mon maillot bleu marine et blanc. Mon maillot de championne, la réédition du modèle des années 70 d’Arena, avec ses petits guillemets sur les hanches. Je dépose là la guerre de Macron, le trop-plein d’actu, les mails en souffrance. Je compose mon code, j’enferme là le travail, l’attente amoureuse, la fin du mois, la liste de courses. J’ai la joue sur la vitre froide qui me sépare de l’autre monde. Ce monde qui me manque tant. Routine reposante dans laquelle je plonge, qui me rend injoignable, ailleurs. Ce monde sans écran où tout peut bien attendre, finalement. Ce monde où je ne suis plus que cette fille en maillot bleu qu’on connaît de vue.
Traverser les vestiaires en enfilade, faire étape aux toilettes, et reprendre sur la pointe des pieds, jusqu’aux douches. La première à droite, toujours, la plus proche de l’arrivée d’eau, la brûlante. Retenir ma main, ne pas relancer. Et là, le moment délicat, la traversée de la banquise. Grelotter, bras croisés sur le torse, dos voûté, passer le pédiluve, balancer mon sac sur un bout de gradin. Choisir sa ligne, comme sa caisse au supermarché. Vite. Aujourd’hui, c’est la 7. A côté, la «natation sportive». Les autres n’ont pas de qualificatif. Il faudrait un panneau «natation plaisance» ou «dériver comme une vieille branche» ou «brasse contemplative».
Aujourd’hui, je ne m’entraîne pas, aujourd’hui, j’oublie le 10 kilomètres. Mes JO à moi, mon marathon. Tenir quatre heures. A crawler dans mes terreurs enfantines tapies dans les eaux sombres. Tenir des semaines en intérieur. Et tant pis si on ne rentre plus dans nos combis, si on boit la tasse, plutôt crever que de faire des exercices au sol. Autant s’échouer tout court.
Endorphine. Aujourd'hui, je veux nager. Juste nager. Je suis assise, le cul sur la grille où ruisselle le trop-plein. Je bats des mollets. Putain, c'est froid. Se tordre une fois, pour regarder l'horloge et la température. Je fixe l'heure. Vingt minutes plus tard, je serai échauffée. Encore vingt-cinq minutes et c'est la décharge d'endorphine. Penser à en garder un peu pour le rivage. Je vais froisser la surface, seule. Mes mains agrippent la bordure, je descends à la verticale, pique le long du mur, remonte les jambes, me cambre. Accroupie, perpendiculaire, je vois mon reflet sur le fond en aluminium. C'est une piste devant moi. La ligne noire s'enfonce, disparaît dans le bleu intense. Je pousse, j'ondule. Mon bras gauche s'enclenche, long, puissant. Je bondis à la surface. La joue contre la vitre. La joue contre l'eau. Je respire. Je m'allonge. J'ai roulé de mon lit, roulé jusqu'à tomber dans le bassin. Je reste à l'horizontale. Je m'étends. Je m'étire. Elle me porte, m'emmène. J'avance sans un regard devant. J'avance, le sol pleureur ondule dans mon regard intermittent.
Ma vie tient au creux de la vague. A celui que je crée à la force de mes bras, et alors j’y love mes lèvres entrouvertes, j’y aspire un mince filet d’air. Je vois la surface défiler, j’y dépose mon sol pleureur ; je m’y dépose, suspendue à la frontière. Je suis un catamaran, propulsée, bondissante. Je vole. Je deviens tiédeur. Je suis un métronome, une éolienne, un moulin. Elle est en moi. Je suis elle. Elle me donne un contour, elle m’enveloppe et me dilue tout à la fois. Elle noie mes chagrins, étanche ma soif de vaincre, mon envie d’en découdre. Elle m’a donné des épaules. Elle me rend conquérante, battante. Elle me berce les jours tristes, me donne un cap les jours de tempête. Je déborde et je suis contenue. Je me dissous. Je vais à la ligne. Je reprends. L’inspiration. Je fixe la page blanche. Visage vers le fond. Je ne sais plus le mouvement. Suis-je en train de nager ? Suis-je en train d’écrire ? Elle m’emmène, me projette. Elle devient solide sous mes mains, puis s’évanouit, s’échappe. J’inspire. Et c’est l’heure autorisée qui expire. Il faut se décoller de la vitre. Je flotte. Je l’embrasse. Je file, sans bouillonnement, sans éclaboussure. Tout à la fois agile, abandonnée. Elle m’aime encore.