Comment je me sens ? Je ne sais même plus. Mes émotions varient de semaine en semaine, de jour en jour, d’heure en heure parfois. Trop d’émotions, trop différentes, qui se bousculent dans un cadre confiné. Mon appartement et mon crâne ne font plus qu’un. C’est, je dois le dire, une impression extrêmement désagréable. Ça m’évoque ce plâtre que j’ai porté plusieurs mois après m’être cassé la jambe.
Comment je me sens ? Je repense à celle qui faisait des projets il y a deux mois et je la trouve délicieusement touchante. Au téléphone, par email, à cette question et à sa variante, «Comment vas-tu ?», je réponds, invariablement, «Bien. Plutôt bien». A peu près bien. Mais à vrai dire, je n’en ai plus aucune idée.
Certains signes pourraient alerter. Par exemple, j’avais entamé, comme pas mal de monde, une sorte de journal de confinement. J’ai tenu deux jours avant que ça ne devienne un petit roman gothique. Plus réjouissant que la liste de mes tentatives culinaires, sans doute. Mais ne nous voilons pas la face : la mort y est partout. La mort et, ai-je eu la surprise de constater en me relisant, l’envie irrépressible de boire un panaché en terrasse.
Un autre signe de mon état : l’autre jour, je suis sortie avec mon masque artisanal (blanc, à fleurs) et une visière, façon tennis, en plastique rose transparent. C’était, disons-le pudiquement, exubérant. J’aimerais vous dire qu’il s’agit d’un hommage à ces petits bébés emplastiqués nés en Thaïlande, mais il n’en est rien. C’était simplement la façon la plus bénigne que j’aie trouvée ce jour-là de péter les plombs. Ainsi coiffée / masquée, je suis allée chez mon pharmacien. Mon pharmacien est très gentil et très patient avec moi. Il parle à mon inquiétude comme s’il s’agissait d’une personne à part entière.
Tous ceux que j’ai croisés ce jour-là, sauf mon pharmacien, étaient masqués. Il faudrait d’ailleurs, si ça s’éternise, convenir d’une gestuelle pour exprimer le sourire. Pour l’expliciter. Car moi, j’ai remarqué que, lorsque je souris sous mon masque, on ne dirait pas que je souris : on dirait que je viens de me faire extraire les dents de sagesse. C’est une véritable hamsterade.
Non loin de la pharmacie, au bar-tabac où je prenais et espère bientôt reprendre mon café du matin, j'ai vu une affiche proclamant que «la République se vit à visage découvert». Je ne l'ai jamais aimée, cette affiche. Mais là, c'était surréaliste de contretemps. J'ai grimacé. J'ai grimacé de façon, si j'en crois cette affiche, tout à fait a-républicaine. Sous mon masque. Et comme ça se passait sous mon masque, personne ne l'a vu.
Je ne crois pas que la littérature réponde à tout, mais parfois, il se passe cette chose extraordinaire : un texte que l'on aime est comme ressuscité par un moment que l'on vit. Et il l'éclaire. Dans une nouvelle de 1832, le Voile noir du pasteur, Nathaniel Hawthorne rapporte l'histoire singulière du pasteur Hooper, qui se présente un jour à sa congrégation le visage dissimulé par un bout de tissu. Un voile que sa respiration fait trembler, qui couvre son front, ses yeux, son nez. Les questions qu'il provoque allument une intranquillité qui se propage dans toute la communauté. Ce voile signifie quelque chose, mais quoi ? On sent bien qu'il indique une culpabilité, mais laquelle ? De quoi est-il question ici ? D'une honte secrète, individuelle, du pasteur ? Ou de sa volonté de prendre sur lui les péchés de ses paroissiens ?
Dans quelques jours, bon nombre d’entre nous ressortiront. Nous serons, probablement, masqués. Nous serons la République et nous vivrons à visage couvert. Nous avancerons, avec nos masques, industriels ou de fortune. Faits maison ou achetés à prix déraisonnable. Nos masques à nous, ceux que nous porterons après le 11 mai, signifieront eux aussi une culpabilité. Mais ce ne sera pas la nôtre, celle que l’on essaie depuis quelque temps de rejeter sur nous, nous parlant comme à des enfants rétifs qui n’ont pas fait d’efforts, des enfants trop gourmands qui ne méritent pas leurs congés payés ni leur droit du travail. Nous conviendrons d’une gestuelle pour exprimer le sourire. Nous conviendrons aussi, j’ose l’espérer, d’une gestuelle pour exprimer notre colère, notre profonde colère, qui est peut-être le fil souterrain courant sous toutes les émotions si changeantes que nous avons traversées ces dernières semaines, sans même savoir ce qu’elles étaient.
Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.