Le chroniqueur confiné, n'achetant plus de livres pour cause de fermeture des librairies et n'en recevant point non plus en raison de la prudence des éditeurs qui reportent tant de parutions, est parfois réduit à piocher dans sa vénérable bibliothèque pour en extraire quelque ouvrage de valeur. C'est ainsi qu'il est retombé sur le livre plutôt méconnu d'un de ses auteurs de prédilection, George Orwell, qui reste, quelque soixante-dix ans après sa mort, d'une saisissante actualité. A côté de ses œuvres maîtresses, 1984, la Ferme des animaux, Hommage à la Catalogne ou le Quai de Wigan, Orwell écrivait dans les journaux de courts textes de critique ou de réflexion, ou bien donnait des conférences ensuite couchées sur le papier. C'est ainsi que les éditions Agone ont publié, en 2009, un recueil intitulé modestement Ecrits politiques, 1928-1949, extrait et traduit du monumental The Complete Works of George Orwell édité à Londres en 1998 par Secker Warburg.
On y trouve d'abord le style orwellien, tout de simplicité limpide, fuyant toute cuistrerie ou toute obscurité, dans un mélange de polémique et de pédagogie qui exprime l'immuable respect de l'écrivain pour l'argumentation claire et rationnelle, en même temps que sa volonté de se faire lire par un large public. Ainsi ses positions politiques, si souvent travesties, apparaissent dans leur nue vérité, et viennent contredire les multiples récupérations consécutives à l'immense succès de 1984. George Orwell a combattu sans relâche le communisme stalinien, depuis son expérience de la guerre d'Espagne, quand il se heurta, quoique engagé aux côtés des républicains, aux mensonges et à la cynique brutalité du Parti communiste local lié à l'Union soviétique. La droite en a profité pour l'enrôler dans le camp du conservatisme (en plaisantant, Orwell se définissait comme un «anarchiste tory»), alors même qu'il est resté, jusqu'au bout, un démocrate socialiste qui militait à la gauche du Parti travailliste, patriote, plutôt traditionaliste en matière de langue et de culture, mais aussi antifasciste, anticolonialiste et anticapitaliste. En fait, Orwell alliait une exigence pointilleuse de vérité et de rationalité, avec un éloge constant de la common decency - la «décence ordinaire» - des classes populaires dont il se fut le défenseur acharné.
Parmi de multiples considérations, on trouve dans ces écrits politiques deux développements qui pourraient, ironiquement, être aujourd'hui retournés contre ceux qui s'en réclament. Pour le fun, on citera d'abord ces intellectuels qui, se souvenant qu'Orwell était aussi un révolutionnaire, qu'il a combattu en Espagne, prêchent à leur tour le recours à la violence pour contrer tel ou tel fléau politique ou pour atteindre des buts révolutionnaires. George Orwell, blessé à la gorge en Catalogne : «Quelqu'un en Europe de l'Est liquide un trotskiste, quelqu'un à Bloomsbury [quartier londonien chic et intellectuel à l'époque, ndlr] en rédige une justification. C'est sans doute précisément à cause de l'extraordinaire douceur et sécurité de la vie en Angleterre que le désir d'une effusion de sang est tellement répandu parmi notre intelligentsia.» Qui ne reconnaîtrait ici certains va-t-en-guerre radicaux qui approuvent, excusent, justifient l'usage de la violence, bien protégés par les lois de la République française ?
George Orwell sert aussi de référence à ceux qui voient dans les démocraties modernes une vaste comédie, où la liberté de principe est niée, censurée, encadrée par un «système» politique, culturel et médiatique dominé par une «élite du savoir et de l'argent» qui étouffe l'expression libre et impose une «pensée unique orwellienne» digne des régimes totalitaires. «Dénigrer la démocratie, écrit Orwell, est un des passe-temps les plus faciles du monde». Et il énumère sur deux pages les arguments les plus courants employés par les extrêmes pour proclamer que nous vivons - en fait - dans un régime de fausse liberté, manipulé par une poignée de puissants (ploutocrates, bien-pensants, milliardaires, oligarchie, élites mondialisées, etc.) Sauf que ce réquisitoire si souvent employé, qui détecte des traits dictatoriaux (orwelliens) sous une apparence démocratique, se heurte à une faille logique : «L'argument sous-entendu d'un bout à l'autre, dit Orwell, est qu'une différence de degré n'est pas une différence.» Autrement dit, s'il est vrai qu'il existe des limitations très condamnables à la liberté de pensée dans les démocraties, leur degré de virulence ne saurait être assimilé, ni même comparé, à celui qui sévit dans les dictatures. On rappellera, pour mémoire, qu'il est sans risques de condamner la démocratie en démocratie, mais très dangereux de condamner la dictature dans une dictature. Pourtant les penseurs radicaux de droite ou de gauche continuent comme des automates à dénigrer le régime qui leur permet de développer leurs thèses sans jamais rien risquer. Relire Orwell, donc…