- Par Nicolas BINA, chargé de relations institutionnelles, & Alice GIRARDOT, collaboratrice d’élus, chargée d’enseignement en droit constitutionnel
Semaine après semaine, le rythme des déclarations politiques tempère l’hypothèse d’un second tour des municipales au mois de juin, désormais prévu par la loi. Heurtées par la crise sanitaire liée au coronavirus, les élections de mars 2020 sont devenues le terrain fructueux d’une remise en cause des principes classiques du cadre électoral. Alors que les conseils municipaux élus au premier tour ont désormais une date d’installation, l’éventuelle réorganisation de la totalité du scrutin pour les communes restantes soulève diverses questions. Tour d’horizon.
Si des élections municipales ont déjà été reportées, la situation actuelle rebat les cartes en matières politique et juridique. À 36 heures de la proclamation des résultats du scrutin du premier tour des élections municipales, un décret du 17 mars actait le report du second tour sine die. Le Gouvernement et le législateur se sont accordés pour conserver les résultats du premier tour pour les communes ayant élu l'ensemble de leur conseil municipal, lesquels pourront s'installer entre le 23 et le 28 mai. Pour les autres, la loi prévoit désormais une réorganisation des deux tours après l'été si le second tour ne peut se tenir au plus tard en juin 2020, sous réserve d'un rapport du conseil scientifique remis au Gouvernement. La loi sur l'état d'urgence sanitaire définit ce nouveau cadre légal, se fondant sur "des circonstances exceptionnelles liées à l'impérative protection de la population face à l'épidémie de covid-19". L'enjeu est ici d'objectiver le cadre d'un état inédit.
Dans l'hypothèse d'une tenue du second tour en juin, ou après l'été avec maintien du premier, l'écart étendu entre les deux tours interroge. Si les textes d'urgence répondent au problème juridique de l'écart d'une semaine entre le premier et le second tour de scrutin, subsiste le problème politique. 48 heures séparent habituellement les résultats du premier tour et la limite de dépôt des listes pour le second tour - sujettes à divers accords en cas d'alliances, reflets inégaux de l'équilibre politique de la campagne. Le législateur a établi ici un nouveau délai de dépôt au 2 juin, en cas de second tour le 21 juin - soit à deux mois et demi d'écart. Politiquement, cela s'apparente à un jeu dont on aurait changé les règles en pleine partie.
Un report au-delà de juin est de nature à fragiliser l'unité du vote sur le territoire national, en scindant le corps électoral. Si elle a pour effet la réorganisation des deux tours comme les textes le prévoient, cette décision ne peut concerner les communes au scrutin clos, installées ce mois-ci (86,6 % des 34 968 communes, sans proportionnalité de population). L'élection consistant à photographier un corps électoral à un instant T, comment expliquer qu'une partie des maires de France soient élus à un autre moment, sur un corps électoral différent ?
L'éventuelle annulation du premier tour pour les seules communes non fixées approfondit les différences entre des maires élus en mars 2020 et ceux élus plusieurs mois après. Admise par le législateur et le Conseil d'État, la réorganisation des deux tours sous-entend que les votes ont une durée limitée dans le temps. Cette décision interroge notre approche du vote démocratique. Au vu du contexte défiant envers le monde politique, il s'avère difficile de passer outre les voix de millions d'électeurs qui se sont déplacés pour voter le 15 mars, en dépit des inquiétudes sanitaires. La réorganisation du premier tour pour 4 922 communes (13,4 %) présente d'ailleurs un risque majeur d'abstention justifié par la lassitude du corps électoral à revenir aux urnes. Comme un sondage grandeur nature, les résultats du 15 mars sont à même de modifier les intentions de vote d'un nouveau premier tour.
Le report au-delà de juin bouleverse en chaîne le calendrier électoral, notamment les élections sénatoriales qui doivent se tenir en septembre prochain et dont les maires font partie intégrante du processus électoral. Cela presse l'exécutif d'organiser les municipales d'ici l'automne ou de penser à un report des élections sénatoriales avant les scrutins départementales et régionales de 2021, comprimant d'autant le calendrier électoral.
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La décision du report sera nécessairement concertée avec les représentants politiques réunis régulièrement autour de l'exécutif, bien qu'elle se fonde sur ce nouveau cadre légal. Si un consensus partisan entourera la décision du second report, il est probable que le Conseil constitutionnel soit amené à se prononcer selon une approche nécessairement juridique, notamment lors d'un recours en contestation des résultats du premier tour. Garant de la Constitution, il veille à la régularité du scrutin (article 58) sans en être le juge.
Le Conseil constitutionnel prend le relai des débats politistes avec la notion de sincérité du scrutin, qui vise à vérifier que ce dernier a effectivement été le révélateur de la volonté des électeurs. Les vices du scrutin sont-ils de nature à annuler une expression démocratique ? Deux éléments peuvent nourrir la réflexion autour du premier tour, en lien avec son éventuelle annulation voulue par le politique.
D'une part, le contexte anxiogène qui dominait le dimanche 15 mars 2020 peut être interrogé. L'allocution du Premier ministre de la veille au soir avait jeté un froid de lucidité sur la France en annonçant la fermeture des lieux non indispensables, deux jours après l'annonce de la fermeture des établissements scolaires et universitaires par le président de la République. Les injonctions contradictoires de l'incitation au vote et au confinement, pour «sauver des vies», pourraient avoir directement impacté la mobilisation des Français. S'il s'agissait d'être vigilant et de limiter son déplacement au bureau de vote, la compréhension des consignes s'est dissoute à cause du principe même de la tenue de l'élection, relativisant d'autant la mesure du confinement. Au coeur du débat, l'importance du vote pour des politiques décisionnaires se heurte à la marginalité du vote pour une partie des citoyens.
D'autre part, l'abstention a progressé de près 20 % par rapport au même scrutin de 2014 (de 36,45 % à 55,25 %). En 2014, le premier tour des élections municipales avait déjà été marqué par une abstention record, qui n'avait cessé d'augmenter sous la Vème République (25,5 % en 1959, 21,1 % en 1977, 36,45 % en 2014). Dimanche 15 mars, 55,25 % des Français ne se sont pas déplacés pour le scrutin habituellement le plus mobilisateur. Bien que ce niveau d'abstention corresponde à celui des dernières élections européennes, la tendance s'est indéniablement accélérée lors de cette élection. Si elle ne peut permettre de conclure à un effet d'aubaine, elle accrédite l'idée que la crainte du Covid-19 ait pu empêcher certains électeurs, altérant éventuellement la sincérité du scrutin.
La décision du report éventuel reste quoi qu'il en soit une décision politique, au-delà des considérations légales et des recours. Au regard du caractère exceptionnel de la période, nécessité semble faire loi, à voir la légèreté des avis du Conseil d'État sur les textes de lois organique et ordinaire sur l'état d'urgence sanitaire. Si les garanties sanitaires constituent un pré-requis pour tous, des intérêts divergents amèneront les élus à se prononcer sur le sujet. Le maintien d'un scrutin le 21 juin, sous réserve du rapport du conseil scientifique, pourrait apparaître comme un début de la «vie d'après», commencée par le terme d'une expression démocratique inachevée.
Nicolas BINA,
chargé de relations institutionnelles
Alice GIRARDOT,
collaboratrice d'élus, chargée de TD en droit constitutionnel
- AFP/Archives - LIONEL BONAVENTURE