Tribune. Nous sommes nombreux à avoir souri en voyant passer sur les réseaux sociaux la photo d'une Joconde joufflue. S'il est aujourd'hui avéré que la majorité des Français ont grossi durant le confinement (en moyenne 2,5 kilos), la plupart d'entre nous ont accepté cette prise de poids comme la contrepartie inévitable – et pas nécessairement problématique – de la frustration née de l'enfermement et des inquiétudes suscitées par ce moment historique.
Nous avons été suffisamment indulgents pour nous autoriser à manger pour d'autres raisons que purement physiologiques alors que les atermoiements de la boussole étatique couplés aux incertitudes de la pandémie, ont majoré une inquiétude jamais connue depuis soixante-quinze ans sur cette partie du globe. En témoigne le succès du pain «fait maison» dont les clichés inondent les réseaux et qui démontre à lui seul un besoin de retour aux fondamentaux tout comme il accrédite un fantasme de l'autosuffisance : «Je ferais du pain, je pourrais tous nous nourrir et on s'en sortirait.» Quelque chose comme ça.
De la proximité avec le frigidaire
Mais il est une catégorie de personnes que ces retrouvailles forcées avec la proximité d’un frigidaire ont plongé dans l’angoisse. Ce sont toutes celles qui ont une relation complexe à l’alimentation, et que, dans le jargon psy, on appelle TCA (troubles des comportements alimentaires). En réalité, la crise que nous vivons a provisoirement élargi le cercle des personnes concernées par les troubles alimentaires.
Avant le 16 mars, la nourriture était insérée dans une routine qui pouvait en limiter son accès ou facilitait la mise en place de stratégies d’évitement – travail urgent à finir au moment du déjeuner par exemple – ou permettait l’instauration de rituels destinés à encadrer son ingestion, à l’abri du regard de l’autre. En effet, aller sans cesse du frigo à son bureau pour grignoter ou manger en grande quantité, cela se peut dans le secret d’une intimité jalousement préservée mais comment faire quand on est confiné avec des proches qui peuvent vous surprendre ? Le virus en nous contraignant à nous replier dans un espace plus restreint nous a aussi exposés de façon prolongée au regard de l’autre.
S'il y a une phénoménologie propre à la pandémie qui a affecté nos espaces, celle-ci s'est aussi manifestée dans une nouvelle temporalité : «Tiens, il est déjà 6 heures…» Or, pour qui souffre dans sa relation à la nourriture, la maîtrise du corps est aussi une volonté de maîtrise du temps. Ecoutant certaines patientes, il m'est parfois arrivé de penser au tableau de Goya Saturne dévorant son enfant… Le Titan avait trouvé cette solution afin d'éviter d'être détrôné par l'un de ses fils. Allégorie effrayante de notre condition : le temps nous dévore et à la fin nous sommes morts.
Mais, dans le cas qui nous occupe, qui veut dévorer qui ? Et pourquoi ? Que s’agit-il donc d’éviter à grands coups de cuillère plongée dans le pot ? Il paraît évident de manger plus lorsque l’on est anxieux ou que l’on s’ennuie, toutes choses amplifiées pendant le confinement. Mais, comme toute évidence, celle-ci doit être interrogée. L’hypothèse selon laquelle il était aussi nécessaire que la pulsion de vie vienne rétablir quelque chose de l’ordre d’une homéostasie comme un mécanisme compensatoire pour contrebalancer cet impensable qu’est la mort s’invitant quotidiennement à l’heure de notre dîner, paraît plus que plausible.
Mona Lisa seule en son palais
Toutefois cela ne résout cependant pas entièrement la question : pourquoi manger quand on s'ennuie, quand on est tendu ou inquiet ? Qu'est-ce qui nous réconforte alors ? La réponse se trouve peut-être du côté de notre Joconde : le 13 mars, le Louvre a fermé ses portes. Mona Lisa est demeurée seule dans la pénombre du palais. A l'alternance immuable des nuits paisibles et des jours bruyants a succédé l'immobilité des heures vides. La Joconde a cru qu'on l'avait oubliée. Désespoir. Elle aurait pu se laisser dépérir. Aller vers la mort. On aurait découvert après la réouverture du musée l'image d'une femme cadavérique, avec dans les yeux, l'infinie tristesse de s'être sentie abandonnée.
Mais ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées : nous savons que la Joconde existe, indépendamment de tout regard. C'est pourquoi les internautes, ces voyageurs du lien, ont voulu que cette figure familière inscrite dans notre mémoire collective, aille du côté de la vie. Alors, entendant leur désir par-delà les murs, et répondant au sien de vouloir se consoler de leur absence, la Joconde s'est mise à manger.