En mars 2019, comme un présage de la crise qui laminerait un an plus tard le monde du tourisme, Thierry Paquot publiait Le voyage contre le tourisme[1], préfacé par Marc Augé. Il s'étonnait des fanfaronnades de l'Office mondial du tourisme et ses milliards de Terriens en train de coloniser des hot spots mondiaux, avec téléphone portable comme visière, sans la moindre ouverture d'esprit ni disponibilité envers ce qui leur est étranger. Enrôlés par des publicités insistantes, des prix bas dans les transports aériens, les colons d'un jour sautant d'un lieu à l'autre, fussent-ils patrimonialisés par l'Unesco, nourrissaient une économie mondialisée avec des équipements standardisés (aérogares, hôtels, musées, fronts de mer et de fleuves, quartiers « historiques »), de coûteux événements (JO, expos universelles). Tout ça pour une activité qui ne fut pas jugée comme un «besoin essentiel» lorsqu'un virus vagabond clouait sur place l'aviation, les navires de croisière devenus des pièges, les automobiles, les TGV et leurs rêves de vacances.
Pas vu la «fragilité» du tourisme ?
Personne n’avait vu la fragilité de ce secteur ? Beaucoup n’avaient pas voulu voir... Aveuglés par une croissance que rien ne devait arrêter (rappelons les perspectives de croissance à deux chiffres de l’aviation à Notre-Dame des Landes), certains professionnels ne voyaient que des « crises » temporelles dans les attentats qui fermaient des milliers de stations touristiques en Méditerranée et au Proche-Orient, pas plus que le réchauffement climatique ne les retenaient de bétonner encore des stations de haute montagne ou les lidos que les vagues allaient rompre en Vendée ou en Indonésie.
Le terrorisme ? On s’y adapterait en multipliant pour les touristes les obstacles dans les aéroports avant qu’une autre alerte ne sonne à Bruxelles puisque, désormais, on pouvait être une cible avant l’embarquement. La guerre ? On n’irait plus voir Sanaa au Yémen, ni Tombouctou, ni Bandiagara au Mali, ni le Hoggar en Algérie, ni la Colombie, le Mexique, le Nicaragua ravagés par les guerres de la drogue, ni Palmyre ville martyre, ni l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan qu’on visitait sans problèmes il y a vingt ans, ni le Sri Lanka victime d’un attentat un jour de Noël, ni… ni… Ces lieux du monde à feu et à sang, on les éviterait en se calfeutrant dans des parcs sécurisés, à l’abri des regards, fabricant de l’entre-soi.
Le tourisme néocolonialise les cultures
Et quand les mauvais esprits rappelleraient le coût environnemental de cette industrie de masse et « ses sous-produits que sont le tourisme sexuel, médical, équitable, durable » comme le rappelle Thierry Paquot, il faudrait donc se lever « contre la marchandisation de tous les transports, (ici, l’émotion voyageuse), la spectacularisation de tous les paysages (avec classements à l’appui et preuves mémorisées sur la Toile), la néocolonisation de toutes les cultures (souvent avec l’agrément des deux parties rivées l’une à l’autre), la banalisation des modalités de rencontres, […] la subordination des imaginaires, la réduction de toutes les singularités ».
On peut raisonnablement faire le pari qu'une part non négligeable de touristes potentiels sont désargentés par la crise du Covid. Que les quatorzaines imposées ici ou là dans les aéroports vont freiner la remontée du trafic aérien. Que les lobbies cherchent à convaincre l'Etat providence d'étaler les vacances d'été comme le furent celles d'hiver, puis de printemps, désorganisant les rythmes sociaux devant rester un minimum synchrones. L'Etat aménageur est appelé à nationaliser, si besoin est (même le patronat le demande)[2], et curieusement, on ne l'accuse plus d'intervenir pour «collectiviser les pertes» après avoir privatisé les profits.
La neige tombe des hélicoptères
Tout a été dit sur les raisons pour lesquelles les pouvoirs publics ne font rien. Ceux-là même qui mettent en colère la jeunesse. Si l'on suit Emmanuel Macron sur le fait que le jour d'après n'est plus celui d'avant, «coûte que coûte», peut-on espérer que ce secteur du tourisme ne botte pas en touche au nom de l'intérêt général ? Imagine-t-on lors du prochain hiver des professionnels qui pensaient acheminer de la neige par hélicoptère ou par camion sur les pistes touchées par le dégel comme ce mois de février 2020?
Rêvons que le tourisme de masse ne soit qu'un mauvais cauchemar. Que les voyages et ses acclimatations progressives aux cultures remisent au goût du passé ces pratiques détestables. Camus pensait que « les humains souffrent de l'absurde, pâtissent d'un monde sans queue ni tête, dénué de sens général, débité en tranches incompréhensibles dans les médias, haché menu par des scoops indépendants comme autant de fragments stupides d'une réalité disloquée » (1). L'envie du monde telle qu'elle fut décrite par Jean-Didier Urbain, c'est « de rétablir entre l'homme et le réel des moments ou des oasis d'intelligibilité réciproques ». Vive les voyages !
Source :
[ https://www.acs-ami.com/fr ]
[1] Ed. Eterotopia France / Rhizome, 2e éd., 2019. Ecouter Thierry Paquot sur France Culture
[2] France Info, 23 mars 2020.
Pour en savoir plus : articles sur le tourisme sur le blog
L’excellent blog de l’anti-tourisme
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