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Tribune

Asile et Covid-19 : l’effet d’aubaine ?

Déconfinementdossier
Beaucoup d'exilés ont bénéficié durant la pandémie d'une prolongation de leur titre de séjour. Mais derrière cette mesure protectrice, de nombreux Etats, dont la France, ont fait obstruction à la migration et à la demande d’asile.
Des migrants attendent de débarquer d'un navire des garde-côtes espagnols dans le port d'Arguineguin sur l'île de Gran Canaria, Espagne, le 17 mai. (Photo Borja Suarez. Reuters )
par Julian Fernandez, professeur à l’université Panthéon-Assas, Thibaut Fleury Graff, professeur à l’université de Versailles-Paris-Saclay et Alexis Marie, professeur à l’université Reims-Champagne-Ardenne
publié le 18 mai 2020 à 14h40

Tribune. Les conséquences de la crise sanitaire sur la question des migrations et de l'asile sont encore difficiles à mesurer, mais elles sont déjà certaines. Si la pandémie a conduit de nombreux Etats, dont la France, à prolonger la durée de validité des titres de séjour, elle a également, et surtout, fait obstacle à la migration et à la demande d'asile. Les frontières extérieures de l'espace Schengen ne peuvent plus être franchies que pour des «voyages essentiels», l'Italie et Malte ont fermé leurs ports, la France et les autres Etats membres ont réintroduit, sous une forme ou sous une autre, des contrôles à leurs frontières nationales. Le parcours migratoire des zones de conflits et de persécutions vers l'Union européenne, déjà singulièrement difficile et dangereux, s'est ainsi, encore, complexifié. La vulnérabilité de ceux qui empruntent les routes de l'exil ne peut qu'en être renforcée. Au-delà des seules conditions d'exil, le premier accueil des migrants et réfugiés a été grandement affecté par le confinement et le peu de dispositifs spécifiques mis en place pour garantir la continuité des services (accompagnement social, allocation, etc.).

Ainsi, en mars, l’enregistrement des demandes d’asile était suspendu en Ile-de-France, faute pour le ministère de l’Intérieur de pouvoir assurer un accès sécurisé, du point de vue sanitaire, aux points d’enregistrement des demandes puis de traitement de celles-ci. Le Conseil d’Etat ayant jugé cette suspension contraire au droit fondamental qu’est le droit d’asile, l’enregistrement des demandes a repris. Mais les associations se sont parfois retrouvées bien seules pour répondre aux besoins et à l’angoisse de ces étrangers qui cherchent la protection de la République. Et ce sont désormais certaines garanties attachées au traitement même de leur demande de protection qui sont à leur tour menacées. Alors que l’Office français des réfugiés et apatrides (Ofpra), qui instruit chaque dossier, doit reprendre ses entretiens au 25 mai, le gouvernement vient de prendre une série de dispositions restrictives sur les délais applicables et le contrôle du juge de l’asile. Ces mesures prises sous couvert d’une crise, dont il est difficile de percevoir en quoi elle les justifierait et ce qu’elle aurait à y gagner, apparaissent problématiques. Il ne faudrait pas sacrifier sur l’autel de la sécurité sanitaire les droits des demandeurs d’asile.

Cible de choix

Précisément, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui statue sur les recours formés contre les décisions de l’Ofpra et qui rend ainsi plusieurs dizaines de milliers de décisions chaque année, est manifestement une cible de choix. Dans une ordonnance du 14 mai 2020, le gouvernement a d’abord décidé de ne pas attendre la fin de l’état d’urgence sanitaire pour que les délais de recours recommencent à courir : le 24 mai a été jugé préférable. Précipiter la reprise au moment où tout devrait être fait pour laisser une respiration aux structures qui accompagnent les demandeurs ou à leurs conseils interroge. Surtout, le dispositif mis en place rend ensuite le recours au juge unique systématique, sauf «difficulté sérieuse». Cette possibilité existe certes déjà mais n’est normalement qu’une exception, et devrait le rester au regard de la spécificité d’un contentieux qui repose moins sur les éléments matériels apportés au soutien d’une demande que sur l’appréciation d’un récit et les échanges entre le demandeur et une formation de jugement. Celle-ci est à cette fin normalement composée de trois juges : un président, un juge nommé par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et un juge nommé par le Conseil d’Etat. La procédure à juge unique ne concerne en principe qu’une minorité de dossiers (30% actuellement), et n’est appliquée, pour dire les choses simplement, qu’aux demandeurs d’asile dont les dossiers sont estimés être les moins complexes – en particulier parce qu’ils proviennent de pays présumés «sûrs». Le recours au juge unique – au moins pendant la période de l’état d’urgence sanitaire – devient donc la règle devant la Cour.

Les raisons avancées pour l'expliquer peuvent persuader mais ne sauraient pleinement convaincre. La première tient à ce que la CNDA, juridiction nationale spécialisée, siège à Montreuil, en banlieue parisienne, mais fait appel à des juges «qui viennent de tout le territoire pour siéger». Ce n'est pas entièrement faux, mais il était permis de penser que l'exercice d'une mission juridictionnelle portant sur un droit fondamental pouvait justifier un déplacement de plus cent kilomètres si le vivier des juges franciliens n'était pas suffisant – ce qui reste aussi à démontrer. Au demeurant, les juges uniques mobilisés ainsi que les requérants ne résident pas non plus tous à Paris, bien au contraire. La seconde raison tient à la «configuration des locaux» qui rendrait «malaisé» le respect des distanciations physiques. C'est tout à l'honneur du gouvernement de reconnaître l'exiguïté des cours de justice françaises, mais qui fréquente régulièrement les locaux en question sait que les salles d'audiences y ont été multipliées ces dernières années par un dédoublement des salles d'origine, grâce à d'astucieuses cloisons amovibles, qu'il suffirait donc de retirer tout aussi astucieusement pour laisser la distanciation s'y épanouir à nouveau.

Il faut ajouter que l’ordonnance apparaît pour le moins équivoque sur les délais dans lesquels la Cour doit statuer. Vu de loin, le texte semble en effet généraliser à tous les recours les contraintes de la procédure dite accélérée. Au lieu des cinq mois habituels, le juge de l’asile aurait donc cinq semaines seulement pour statuer à compter de sa saisine. Au nom de quoi ? Les autorités et juridictions disposeraient alors d’un temps très court pour instruire la demande et les étrangers pour apporter tous les éléments utiles à leur cause (l’obtention de ces documents – état civil, témoignages, etc. – et leur traduction ne peut se faire en quelques semaines, a fortiori alors que le monde est sous cloche). Il reste ici à espérer que le gouvernement clarifie ce point en découplant le recours au juge unique et la nécessité de statuer à brève échéance, ou qu’à défaut le juge de l’asile interprète ce nouveau régime comme mettant en réalité en place une procédure hybride, ni ordinaire ni totalement accélérée. Bref, qu’il refuse de se sentir lié par les délais réduits que rien ne justifie en l’espèce.

Impératifs moins sanitaires que budgétaires

En toute hypothèse, l’ensemble du dispositif semble animé par des impératifs moins sanitaires que budgétaires et pratiques. Ils ne sont d’ailleurs pas nouveaux : il s’agit d’assurer une reprise rapide de l’activité de la Cour, afin d’écouler un stock de dossiers particulièrement important cette année du fait non seulement de la suspension des audiences depuis le 16 mars, mais également des grèves qui ont émaillé la fin de l’année 2019 et le début de l’année 2020. Ainsi, pour des raisons qui ne sont en rien dirimantes, et sous couvert de crise sanitaire, le gouvernement remet entre les mains d’un unique juge le soin d’examiner – en dernier ressort et rapidement – les craintes de persécution des demandeurs d’asile. On jugera – collectivement – de l’utilité et de l’urgence d’une telle mesure pour juguler une pandémie mondiale, alors même que le délai de carence de trois mois pour l’accès aux soins des demandeurs d’asile, mis en place en France l’automne dernier, n’a toujours pas été supprimé. Ici comme ailleurs, il faudra veiller à ce que l’équivoque ne le reste pas, à ce que l’exceptionnel le demeure, à ce que le temporaire ne se transforme pas en ordinaire.

Les trois auteurs, Julian Fernandez, Thibaut Fleury Graff et Alexis Marie coordonnent le projet «Refwar» (protection des réfugiés de guerre, ANR 2019-2023).