Après avoir taillé des croupières aux métropoles dans «Mesures et démesures des villes», vous prônez une nouvelle géographie centrée sur les biorégions. En fait, un retour des provinces, comme dans l’histoire ?
Non ! Les provinces étaient subordonnées à Versailles, puis à la capitale de l’État-nation. Or, le biorégionalisme repose sur la décentralisation, la déconcentration et l’autogestion territoriale. Il s’agit d’attribuer à chaque biorégion la plus large autonomie possible dans tous les domaines, partant du principe élaboré par Leopold Kohr que c’est la grande taille qui provoque les dysfonctionnements et le mal-être. Je ne crois pas en la soi-disant efficacité métropolitaine, dans le cas de la France, et mégalopolitaine au niveau mondial. Ces ensembles urbains doivent décroitre. La biogérion n’est pas une ville-région ou une «capitale régionale», mais un regroupement de territoires aux dimensions variées : une ou plusieurs «grandes villes», des villages, des hameaux, des habitats dispersés, etc. Elle récuse l’opposition ville/campagne et vise au contraire à leur indispensable complémentarité, c’est pourquoi je la qualifie d’urbaine, dans le sens où elle cultive l’urbanité tout autant que la diversité et l’altérité, ces qualités que les non-villes et non-campagnes actuelles ont perdues. La biorégion n’a pas de taille standard, elle dépend de mille et un critères ainsi aucune ne ressemble à une autre. Sa délimitation change dans le temps et ses frontières sont éternellement poreuses... À dire vrai, ce que signifie cette notion propre à l’écologie politique, c’est la prise en compte de la dialectique entre les territorialités et les temporalités de chaque être vivant. Elle réclame, pour les humains une pensée inédite à élaborer et à expérimenter, que j’appelle «l’écologie existentielle».
Dans le passé, des politiques industrielles fabriquaient déjà des territoires aliénés aux villes, éxpliquez-vous. Cela date-t-il de l’industrialisation ? Ou ne peut-on pas imaginer des «campagnes» autour des vieilles métropoles déjà soumises aux villes ? Comme le Latium à Rome, la Beauce à Paris, l’embouchure garonnaise à Bordeaux comme le Lyonnais, le Dauphiné, le Beaujolais et la vallée du Rhône pour Lyon ?
Marx et Engels dans L'idéologie allemande s'attardaient sur la division ville/campagne, remarquant dans l'histoire des périodes où la ville dominait les campagnes dont elle vivait et d'autres, ou inversement, elle périclitait au profit des campagnes. Depuis, nous savons que des villes de quelques dizaines de milliers d'habitants contrôlaient la production agricole de tout un terroir et que des cités industrielles faisaient la pluie et le beau temps dans un territoire qui les dépassait de beaucoup, ramassant leur main d'œuvre à des kilomètres à la ronde ! N'oublions pas que les villes nées d'une industrie étaient puissantes économiquement sans pour autant l'être démographiquement, Le Creusot, Saint-Étienne, Clermont-Ferrand, Sochaux, à leur âge d'or ressemblaient aux villes dites «moyennes» d'aujourd'hui... À présent, nous devons associer chaque ville, peu importe sa taille, aux campagnes environnantes et favoriser tous les échanges possibles entre elles. Avec le productivisme – cette mécanisation de l'agriculture, de toutes les activités manufacturières et des services – les territoires sont devenus interdépendants au point où certains ne peuvent plus nourrir leurs habitants et doivent importer tous les biens alimentaires, parfois de l'autre bout du monde ! D'où une situation véritablement absurde : des terres fécondes rendues inutiles et des cargos remplis de victuailles parcourant des milliers de kilomètres. La relocalisation dont on parle en cette période de confinement est salutaire, bien sûr, mais il ne faut pas oublier son origine : la dépréciation des territoires par un capitalisme financiarisé hors-sol ! Celui-ci a précarisé l'emploi et maintenant s'attaque aux territoires qu'il rêve d'être sans qualité, interchangeables, équivalents. Or, chaque territoire est unique, tant par sa climato-géographie, son écologie que son histoire et la culture des ses habitants.
«Chaque territoire est unique». Quand le géographe Armand Frémont pensait la Normandie comme un «espace sensible» (2009).
Quelle est la nature du lien entre le géographe Elisée Reclus (1830-1905) et le biologiste Patrick Geddes (1854-1932), formé par Thomas Huxley, inventeur des études urbaines ? En quoi nous aident-ils à penser les villes aujourd’hui ?
Patrick Geddes est étonnant, il excelle en tout. Il se forme à la biologie, à la zoologie, à la botanique, à la sociologie et il met au point l'étude régionale et l'analyse des villes. C'est aussi un pédagogue inventif, un jardinier talentueux, un organisateur hors pair. C'est lui qui créé les universités d'été, la colocation estudiantine, l'université de tous les savoirs lors de l'Exposition universelle de 1900 à Paris, les expositions urbaines (avec des plans, de cartes, des photographies, des maquettes...), le département de sociologie à l'université de Bombay, le Collège des Écossais à Montpellier... Élisée Reclus et lui se connaissaient et s'appréciaient. Geddes lui emprunte sa description de la « vallée-type » qu'il assaisonne à sa sauce, partant du principe que toute ville est plus grande que sa taille administrative et ne peut se comprendre que si la focale prend en compte la région. Lewis Mumford, qui se présente comme un «disciple rebelle», reprend cette étude régionale lorsqu'il fonde, avec des amis, la Regional Planning Association of America, en 1923, qui vise à reconfigurer les États-Unis à partir d'unités territoriales prenant en compte les bassins versants, les caractéristiques écosystémiques des lieux, l'agriculture et l'artisanat au service d'une population constituant une communauté, etc. Élisée Reclus n'est pas vraiment un citadin convaincu, ses descriptions des villes et son point de vue sur leur évolution n'ont pas la perspicacité de Geddes, mais les deux nous invitent à saisir non pas «la» ville, mais les villes en interrelations entre elles et avec les territoires qui les séparent. Geddes rédige plusieurs articles importants sur la notion intraduisible de civics, qui ne correspond aucunement à l'«éducation civique» et serait plus proche d'un engagement citoyen entier envers sa ville.
En reprenant les critiques d’Alberto Magnaghi (né en 1941) contre le fordisme qui confisque les territoires, comment en arriver à penser ces territoires comme des biens communs ?
Alberto Magnaghi étudie les modifications qui affectent les territoires italiens au cours des années 1960-1970, suite à la mondialisation et conséquemment à une nouvelle division internationale du travail. L'on passe alors de la ville-usine marquée par le taylorisme à une ville-marché que suscite le fordisme. Le capitalisme dans cette nouvelle forme réussit à neutraliser le combat politique -, qui traditionnellement opposait le capital et le travail -, en promettant à chacun l'accès à la société de consommation. Dans ce contexte, l'extrême-gauche italienne dénoncera le compromis entre les patrons et le parti communiste et sera tenté par le terrorisme... Le «district industriel» est le moyen que des entreprises italiennes imaginent pour conserver des commandes locales et maintenir des emplois. Bien évidemment, cela s'accompagne d'une aggravation de l'écart économique entre le Nord et le Sud et une reconfiguration des activités agricoles et une spécialisation de certaines localités. Comme toujours une spécialisation engendre une déqualification tout en augmentant une surqualification, mais en un seul domaine, ce qui déséquilibre toute la société et la rend dépendant de l'importation de biens et de produits qui autrefois étaient made in italia...
Usine textile du groupe familial Piacenza dans la région de Biella, en Italie. Une région qui représente le tiers des exportations textiles italiennes.
Les territoires comme des biens communs
C’est dans ce contexte, que je simplifie outrageusement, qu’Alberto Magnaghi élabore un «projet local» qui combine écologie et autonomie régionale, comme alternative à la mondialisation par le haut qui homogénéise les territoires et saccage la nature, sans se préoccuper ni de la santé des humains ni de celle de la terre. Alberto considère alors que la «conscience du lieu» précède la «conscience de classe» et que le territoire - tout territoire -, est amené à se métamorphoser en «biorégion urbaine». Celle-ci résulte d’un acte d’amour entre une population et un site. Un site conçu, perçu et représenté dans son intégralité, d’où l’établissement d’un diagnostic territorial particulièrement fouillé : histoire, géographie, anthropologie, patrimoine, paysage, agriculture, savoir-faire, parlers, cuisine, etc. Comme toutes ces qualités spécifiques à un territoire sont à cultiver par tous, Alberto Magnaghi suggère de considérer tout territoire comme un «bien commun». Il distingue les biens communs naturels (l’eau, la terre, l’air, les glaciers, les forêts, etc.) et les biens communs territoriaux (les villes, les systèmes agro-forestiers, les infrastructures...), leur réunion donne un bien commun construit par les habitants, le territoire où ensemble, de manière commune, ils oeuvrent à édifier une société écologique.
«Quand l’île-de-France sera un archipel de biorégions» rêvez-vous. N’entrons-nous pas dans ce que vous appelez une «topofiction» ?
Je mentionne, à titre d'illustration un scénario élaboré par Agnès Sinaï, Yves Cochet et Benoît Thévard, dans lequel ils imaginent à l'horizon 2050 l'actuelle région parisienne découpée en plusieurs biorégions, à la fois autonomes et solidaires. Comme ces habitants visent la plus large autonomie possible en ce qui concerne l'énergie, l'alimentation et les déplacements, ils se libèrent de ce qui est énergivore (le tout numérique, les circulations motorisées, etc.), produisent une électricité « naturelle » (solaire principalement), pratiquent la permaculture et n'hésitent pas à réutiliser, réparer, réemployer leurs vêtements, outillages, mobiliers, etc. La topofiction que je rédige dans Mesure et démesure des villes (CNRS Editions) complète celle que j'esquissais dans Désastres urbains (La Découvete) et veut tout simplement montrer que nous possédons déjà une partie des possibles à déployer pour changer véritablement nos modes de vie.
La crise actuelle née de la pandémie peut-elle contribuer à ce passage du territoire à la biorégion ?
À l’origine de cette pandémie, il y a certainement la destruction de l’habitat des chauves-souris. Le productivisme, en particulier, avec l’agriculture intensive a profondément transformé les territoires des animaux et des plantes, supprimant les haies, comblant les fossés, remembrant les parcelles, nivelant le sol, etc. Aussi, cette crise sanitaire, nous oblige à repenser notre rapport aux lieux, y compris nos appartements, quartiers et villes où nous devons être confinés... Espérons que cela nous incite à améliorer l’habitabilité de nos territoires, que nous reconfigurerons en biorégions !
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