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L'après : l'ordre sans le pouvoir ?

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Fiction politique sur un après.
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publié le 20 mai 2020 à 12h17
  • Par Louis Élisée*

Imaginons qu’un grand bouleversement politique succède à cette période de terreur blanche, et posons les jalons d’un possible futur politique. Celui présenté ici n’est pas plus légitime qu’un autre, si ce n’est qu’il prend pour unique principe le respect complet, absolu, de la liberté individuelle et de son pendant politique, la démocratie. Tant pis pour son aspect technique, besogneux, fragmentaire et, ma foi, peu ragoûtant ; il faut bien se lancer.

De la démocratie fédérale

D'abord, changer radicalement les institutions. Plusieurs maux de la Ve République ont frappé les esprits au cours des derniers mois. En particulier, l'incompétence crasse de nos gouvernants, au sommet de l'exécutif, qui pourtant concentrent l'essentiel des pouvoirs. À cette structure centraliste, substituons un système fédéral. Un fédéralisme net, qui part du bourg et du quartier – éventuellement de l'immeuble – pour s'élever par paliers successifs jusqu'à la fédération d'États : quartier, commune, département, région, État, etc.

Chaque niveau de gouvernement comprend une « Chambre des mandataires », élus au suffrage universel par l’ensemble des citoyens de la circonscription (communauté politique). Aussi tout suffrage est-il direct. Il s’établit sur la base du mandat impératif le plus strict : une pétition signée par 1 % des mandants (les citoyens-électeurs) conduit à un référendum révocatoire – mais également à tout type de référendum de manière générale. Aux côtés de ces mandataires, des citoyens sont tirés au sort pour les contrôler : ils suivent les élus dans toutes leurs activités et rapportent tout dysfonctionnement aux mandants ; tout manquement à leurs obligations dûment signalé conduit à l’organisation d’un référendum révocatoire.

Les députés-mandataires de ces chambres s’organisent en commissions thématiques qui préparent la législation et exécutent les lois. Dans ces commissions siègent des membres consultatifs choisis sur des critères de qualification, qui conseillent les députés sur le plan technique pour l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques : le processus est surveillé du début à la fin par les citoyens tirés au sort. Les membres consultatifs sont élus par l’ensemble du « champ professionnel » dont ils sont issus au sein de la circonscription concernée. Par exemple, tel spécialiste de droit pénal est élu par un corps électoral composé des avocats, magistrats, docteurs en droit pénal, enseignants-chercheurs de droit pénal, chercheurs d’organisations publiques en droit pénal, issus de la communauté politique. Les recommandations de ces experts n’ont aucune valeur contraignante. S’ils font état d’un manquement significatif des élus, ils peuvent déclencher un débat public sur le thème en question. En revanche, les citoyens-surveillants, tirés au sort, détiennent un droit de veto suspensif. En activant ce droit, ils ouvrent nécessairement un débat qui débouche sur un référendum au niveau de la circonscription concernée.

La principale difficulté de ce système réside dans la juste répartition des prérogatives entre chaque palier de pouvoir et leur articulation ; la hiérarchie des normes qu’ils produisent ; et les mécanismes de contrôle qui les interrelient. Chaque procédure de fédéralisation partielle (par exemple, des communes libres s’assemblent en département ; des départements libres s’assemblent en région, etc.) implique une totale liberté de décision des entités politiques concernées, y compris des individus, si bien que toute délégation de prérogatives à un échelon supérieur s’effectue librement et peut à tout moment être annulée.

De la démocratie économique

Des principes analogues doivent s’appliquer aux entreprises et, plus généralement, à tout collectif organisé. Les différentes fonctions au sein de l’organigramme sont électives. Les dividendes sont redistribués à l’ensemble des travailleurs, en dehors desquels il n’est pas d’actionnaire – les précédents actionnaires sont évincés de l’entreprise si tant est qu’ils n’y travaillent pas. Le conseil d’administration réunit l’ensemble des travailleurs. Le comité directeur est composé de représentants élus parmi les travailleurs, sans distinction de fonctions, sur la base d’un mandat impératif. Les axes directeurs de la marche de l’entreprise et sa destinée stratégique sont décidés, d’une part, par le conseil d’administration, et d’autre part, par la chambre des mandataires concernée, suivant que les entités politiques auront décidé du caractère communal, départemental/régional ou national de l’entreprise ou du secteur en question.

Aussi la raison d’être de l’entreprise est-elle sanctionnée démocratiquement par les instances politiques ; aucune entreprise ni aucune activité, si tant est qu’elle choisit de s’inscrire librement dans la communauté politique, ne sont possibles qui n’aient été – et qui soient continument – acceptées comme telles par la communauté politique de référence (commune, État…). Par « communauté politique de référence », on entend le corps sociopolitique d’une échelle géo-institutionnelle précise, qui est pertinent pour juger du bien-fondé et de l’acceptabilité des activités d’une entreprise ou des projets d’activité d’un ou plusieurs « entrepreneurs en puissance ». Si l’activité de l’organisation affecte, positivement ou non, l’ensemble de la nation, c’est l’organe politique central qui sera amené à statuer sur la poursuite ou l’arrêt de cette activité, voire à imposer une réorientation des activités de l’entreprise dans le sens de l’intérêt général. À telle enseigne que la gestion et la conduite des entreprises sont soumises à deux protocoles démocratiques, l’un interne et l’autre externe, et qu’ainsi un groupe de citoyens peut imposer l’organisation d’un référendum sur la fermeture ou non d’une entreprise, par exemple.

De la solidarité

Pour qu’advienne ce nouvel ordre politique et social, l’économie, non seulement les formes d’organisation collective, doit être profondément transformée. S’il est une nécessité, c’est celle de l’instauration de la gratuité : gratuité de l’accès aux biens et services liés aux besoins des personnes, mais aussi gratuité de leur contribution au bien commun ; soit la fin de toute forme de transaction financière au sein de la fédération de communautés politiques.

La difficulté principale réside dans l’avènement d’un tel système économique inclus dans un vaste environnement économique mondial dominé par le capitalisme. Il ne fait guère de doute que, pour un temps du moins, nous soyons contraints de maintenir des chaînes d’approvisionnement qui traversent des systèmes capitalistes, afin de produire des biens jugés nécessaires par la communauté politique. Il y a donc besoin de ressources financières, et donc d’une monnaie.

Cette monnaie ne peut qu'être produite par l'unique banque de la fédération, la banque centrale, qui a pour seule tâche désormais de récolter et de distribuer les fonds nécessaires aux approvisionnements étrangers. Sous l'autorité exclusive de la communauté politique, guidée par le corpus juridique établi par la chambre des mandataires, elle fournit sans contrepartie aux entreprises les fonds nécessaires à l'achat de biens et services étrangers. Ces ressources financières proviennent de la vente de biens et de services nationaux excédentaires à l'étranger, dont le revenu est entièrement transféré à la banque centrale puisque, encore une fois, la seule utilité de la monnaie et de la banque centrale est de s'approvisionner à l'étranger. Cela implique tout particulièrement d'établir a minima le strict équilibre de la balance commerciale.

De là, il est possible de fonder dans les faits le nouveau système économique sur la formule « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », où la détermination des capacités et des besoins de chacun doit s'effectuer de manière collective. Cela implique un système de troc généralisé et indirect (l'échange différé et impersonnel est la règle), fondé sur l'autosuffisance de la fédération des communautés politiques. Ce faisant, l'idée même de concurrence entre les organisations et les personnes deviendra vaine, puisque toute perspective d'enrichissement au détriment des autres disparaîtra. Seul demeurera l'enrichissement collectif, par l'unique voie possible : la solidarité. Jusqu'à ce que, espérons-le, ce système politique et social fasse des émules, que la fédération s'agrandisse et s'étende à tous les pays, où alors l'idée même d'enrichissement sera radicalement arrachée à l'orbe financière.

Ces prolégomènes à une nouvelle société politique sont bien insuffisants, chacun en conviendra. Ils ne font que dessiner un avenir, pensons-nous, « désirable ». Ils sont aussi une invitation à imaginer un destin collectif pour ce « monde d’après », tapis dans l’ombre, que les peuples appellent de leurs vœux. Un monde où la vie sociale et politique se passe de domination. L’ordre sans le pouvoir.

* Pseudo d’un chercheur en sciences politiques.

@ QuentinTop-HansLucas-AFP