Cette série est le résultat d’une campagne de recherche inédite dans les archives de la Compagnie des Indes par les étudiant.e.s du Master d’histoire transnationale de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole des chartes (PSL Université).
Questions à... Luca Nelson-Gabin, étudiant en Master d’histoire transnationale (PSL Université).
Le Dromadaireet la Côte des Graines : savoirs et marchandises sur la rivière Cestre.
Le Dromadaire quitte le port de Lorient le 14 juillet 1733, avec pour capitaine Gabriel Richard Delamarre et un équipage composé de soixante hommes. Il compte parmi les centaines de navires mandatés par la Compagnie française des Indes au XVIIIe siècle pour faire du commerce d'esclaves, de la côte ouest de l'Afrique vers l'Amérique. Sa destination principale est le port de Ouidah, ville située sur le golfe du Bénin (Bénin actuel). Entre le 11 octobre 1733 et le 19 janvier 1734, 404 personnes réduites en esclavage y sont embarquées. Après une escale à l'Île du Prince (Sao-Tomé-et-Principe), elles sont menées à Cayenne (Guyane) puis à Cap-Français (Cap-Haïtien, Haïti), où la plupart d'entre elles sont vendues pour travailler dans des plantations.
Qu'est-ce que la « Côte des Graines » où le navire esclavagiste Le Dromadaire fait escale en 1733, sur la route de Ouidah ?
Avant d'arriver à Ouidah, Le Dromadaire fait plusieurs escales dans une région alors appelée au la « Côte des Graines » (ou encore « Côte du Riz », « Côte de la Malaguette » et « Côte du Poivre »). Elle couvre la zone située entre la rivière de Sierra Leone et le cap des Palmes (le Sud de la Sierra Leone et le Liberia actuels). Cette région est connue des Européens pour la diversité de son commerce, peu tourné vers la vente d'êtres humains : les navires s'y ravitaillent en riz, volaille, bois de chauffe, ou encore y achètent des biens de luxe à revendre en Amérique ou en Europe, comme le piment de malaguette ou l'ivoire. Moins fréquentée que les régions spécialisées dans le commerce d'esclaves, le ravitaillement y est meilleur marché.
Le Dromadaire y achète principalement des vivres. Les annotations du journal de bord laissent entrevoir le système commercial organisé par différentes communautés Kru dans ce territoire. La topographie de la Côte des Graines n'est pas favorable au commerce de gros en raison de ses côtes escarpées. Les échanges sont organisés par des Kru qui se déplacent en pirogue pour accoster les navires européens et leur proposer diverses marchandises. C'est aussi l'occasion pour les Européens d'obtenir des renseignements sur la géographie de la côte, encore mal d'eux, de la part des marchands, en particulier les meilleurs endroits pour acquérir telle ou telle marchandise. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la Côte des Graines, tout à la fois espace de commerce de marchandises variées et espace d'échange d'informations, est donc une région déterminante aux yeux des Européens.
Après avoir passé l'essentiel du mois de septembre sur la Côte des Graines à se ravitailler ponctuellement en restant au large des côtes, Le Dromadairefait un arrêt de douze jours sur la rivière appelée « Cestre » dans le journal de bord, près du village appelé « Grand Cestre ». Il s'agit vraisemblablement de la rivière aujourd'hui appelée Cestos et d'un village qui serait désormais proche de la ville de Cesstos City, au Liberia.
Au XVIIIe siècle, ce village était connu des Européens pour sa richesse fondée sur la production intensive et le commerce du piment de malaguette, utilisé lors de rituels, comme plante médicinale et apprécié en Europe comme substitut du poivre. Le nom de la ville viendrait du terme portugais « cestos » (panier), qui aurait désigné les contenants servant à transporter de grandes quantités de malaguette vendues à des commerçants portugais à partir du XVe siècle. Certains historiens ont décrit les habitants comme étant des Zeguebos et les ont rattachés au groupe politique plus large des Kru.
Le journal de bord du Dromadaire, qui consigne l'organisation des échanges dans cet espace commercial, permet d'affirmer qu'il existe une structure politique puissante capable de réguler toutes les activités marchandes. Un passage en est particulièrement révélateur. Tandis qu'il est arrêté dans la rivière, une partie de l'équipage se dirige vers le village pour obtenir le droit de commercer :
« On est obligé d'Envoyer Pour Luy [le roi] demander la Permission de traitter et faire l'eau ce qu'il permet volontiers en luy payant un petit Droit, nous luy avons donné une ancre d'eau de vie, 4 à 5 salampourz bleus [toile fine et légère], 5 a 6 gargousses de Poudre a Canon, 1 piece de boeuf salé et 6 Galettes de biscuit » (journal de bord, 15 septembre 1733).
L’autorité politique de Grand Cestre, désignée ici par son roi, est ainsi capable d’exiger un droit d’entrée pour commercer avec les marchands de la zone. Le prix à payer n’est pas négligeable : les vivres européens, la poudre à canon et l’alcool (dont le roi obtient une ancre, c’est-à-dire 38 litres) sont des marchandises onéreuses et peu disponibles dans la région. Les biens échangés pourraient également faire l’objet d’une analyse politique. Par exemple, il est possible que l’alcool soit redistribué aux élites marchandes et politiques entourant le roi, comme cela a été décrit, notamment par Randy Sparks, à propos de régions voisines.
Le roi de Grand Cestre est longuement décrit dans le journal de bord du Dromadaire. Cette description qui pose de nombreuses questions sur la symbolique politique, commerciale et culturelle de l'exercice du pouvoir royal, auxquelles il est malheureusement difficile de répondre en raison du très faible développement de l'histoire micro-sociale portée sur cette région.
« Ce Roy est fort crotesquement habillé ayans une Soutanelle de grosse etofe par Bandes Jaunes et Rouges, une peruque propre a faire une Epouvantaille a chenevierre, un chapeau Rebatu garny de dents de cochon avec quelque boucle et perles fausses une petite clochette qui lui pendois au cul, pour sa figure en aussi crotessque que son Habillement, Il est fort haut, mais point proportioné et très maigre les yeux enfoncés dans la teste, a peine le peut on voir la bouche fendue jusqu’aux oreilles point de dens dans la bouche d’un costé du menton la barbe fort epaisse et le rasé de l’autre costé, en un Mot sa Figure est Epouvantable. »
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[ La révolte des esclaves à Ouidah le 14 mars 1724 #1 ]
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