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Les enfants des premiers de corvée doivent pouvoir devenir des premiers de cordée

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Dans ce monde de l’ « après » que l’on se prend tous à rêver, les quartiers populaires doivent être l’objet d’une ambition. Pour ne pas dire d’une révolution.
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publié le 28 mai 2020 à 10h49
(mis à jour le 28 mai 2020 à 12h04)

- Par Karim Amellal*, Ecrivain & enseignant à Sciences Po.

La crise sanitaire a révélé au grand jour la situation paradoxale des habitants des quartiers populaires : du jour au lendemain, les invisibles sont devenus non seulement visibles, mais indispensables. Cette curieuse épiphanie est salutaire, mais plus salutaire encore serait désormais, dans ce monde de l’ « après » que l’on se prend tous à rêver, que les quartiers populaires soient l’objet d’une ambition. Pour ne pas dire d’une révolution.

Les quartiers populaires ont payé le prix fort de cette pandémie. Dans leur grande majorité, leurs habitants, ouvriers ou employés pour la plupart, n’ont pas relâché leur labeur durant le confinement. Bien au contraire, ces soutiers silencieux de notre économie ont fait tourner la machine France, approvisionnant nos supermarchés, soignant nos ainés, nettoyant nos rues, nous conduisant… Ils ne se sont pas sacrifiés, ils n’ont pas eu le choix. Ces « premiers de corvées » ont tenu la cordée, vaillamment, tandis que d’autres s’en allaient à tire d’aile le plus loin possible des miasmes morbides. Et comme il n’y eut plus qu’eux dans les rues, derrière les caisses et sur nos routes, on vit qu’ils existaient, on entendit leur voix, on les écouta même.

« Salauds de pauvres », braillèrent quelques imbéciles en les voyant ainsi sortir, travailler, continuer à vivre, à arpenter les rues, malgré le confinement. Décidément, pensa-t-on, ces gens des faubourgs ne peuvent qu’être oublieux des règles. C’est qu’on ne se confina pas tous de la même manière. Tandis que les uns se prélassaient dans leurs maisons de campagne, parfois en versifiant sur leurs rêveries du monde d’après, d’autres s’entassaient dans leurs nids délabrés. Le surpeuplement n’est pas une vue de sociologue. Selon les données de l’INSEE, le surpeuplement concerne 18 % des ménages du premier quartile de revenus par unités de consommation, soit les 25 % les plus pauvres, 16 % des ouvriers et 15 % des employés, et 29 % des immigrés ou encore 21 % des familles monoparentales. Dans les cités HLM, la situation est plus grave, et donc plus insupportable : un ménage sur cinq est en situation de surpeuplement, et un tiers en Ile-de-France. Le confinement a ainsi mis en lumière les affres du quotidien des quartiers populaires : délabrement de l’habitat, surpeuplement, entassement. Pourquoi s’étonner, alors, que les gens soient en bas des tours plutôt que dans leur HLM trop exigu ? Ce n’est pas une préférence, ni le choix délibéré et jouissif de braver un interdit, c’est une nécessité de vie. Ou de survie. Car dans l’exiguïté des murs et la promiscuité des chairs, le confinement peut vite devenir enfermement, claustration, incarcération. Il peut aussi, hélas, provoquer ou favoriser les violences domestiques, qui ont explosé durant cette période et dont les femmes ont payé le prix fort. Il peut encore susciter des provocations stupides, parfois dirigée contre une police qui s’échine dans des conditions effroyables à faire respecter les règles.

Inégalités sociales et scolaires ensuite. La situation pré-Covid des quartiers populaires était déjà catastrophique. Dans les 1500 quartiers classés prioritaires au titre de la politique de la ville (10 millions de personnes), le taux de pauvreté y est de 40%, trois fois plus élevés que dans tous les autres territoires, et le taux de chômage y atteint souvent 20 à 25%. Malgré les mesures que le gouvernement a rapidement adopté pour limiter les effets du confinement et éviter une explosion du chômage, la crise sanitaire a aggravé ces inégalités. Certaines catégories ont été durement frappées, à l’instar des travailleurs indépendants des plateformes ubérisées – les plus exposés, les moins protégés. Et si pour de nombreux Français le télétravail eut un côté douillet, il n’en fut généralement pas de même dans des logements exigus et surpeuplés. L’école, d’ordinaire traversées de puissantes inégalités, devint durant le confinement un territoire de ségrégation entre d’un côté ceux qui avaient l’environnement de travail et les ressources numériques et parentales adéquates, et ceux qui ne l’avaient pas. Toujours selon l’INSEE, 16% des ménages n’ont pas de connexion à internet à domicile. Faute d’équipements adaptés, privés d’un environnement adéquat, les jeunes des quartiers populaires sont les premiers à décrocher.

Aux inégalités scolaires particulièrement révélées par la crise sanitaire s’ajoutent les inégalités devant la santé et le système de soin. Disons-le sans fard : les habitants des quartiers populaires, ceux du bas de l’échelle sociale, sont morts plus que les autres. Cen’est pas un phénomène inédit. L’épidémie est un phénomène biosocial. En temps normal, les pauvres meurent déjà plus tôt que les autres, ils sont davantage diabétiques, ils se soignent moins. En période de pandémie, les facteurs de risque coagulent. Et ceux-ci sont concentrés dans les quartiers populaires. Ce n’est pas propre à la France. Aux Etats-Unis aussi les Noirs, bien plus pauvres, meurent beaucoup plus que les autres, comme à Milwaukee (Wisconsin) où ils représentent 70% des décès alors qu’ils ne sont que 26% dans la population. Les raisons sont multiples et invariantes : déserts médicaux, plus forte proportion de la population en mauvaise santé, et donc susceptibles d’accroître les risques de comorbidité, mortalité plus précoce qu’ailleurs en France, salariés en première ligne dans les secteurs les plus exposés, surpeuplement dans les logements… Avec une surmortalité de 129%, la Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France, est celui qui a payé le plus lourd tribut à la pandémie.

Face à cette vulnérabilité, les habitants des quartiers populaires ont fait preuve d’une résilience admirable. D’innombrables associations, collectifs, familles ou simples citoyens ont ainsi rivalisé de créativité et de générosité au bénéfice des plus fragiles. Au diapason de toute la France certes, mais sans doute dans des conditions plus difficiles.

Une fois dressé ce constat, il faut parler de l’après. Toutes les folles espérances sont permises. Un après où l’on retrouverait le chemin des « jours heureux ». Mais de plans avortés en promesses lénifiantes, cela fait quarante ans que l’on en parle des « jours heureux », que l’on en rêve, et que beaucoup hélas n’osent plus y croire. Une partie de ceux-là, les plus désabusés ou enragés, continuent de se tourner vers des solutions plus radicales, se détachant d’une République dont la promesse et les principes sonnent bien creux en bas des tours.

Que faire, alors, maintenant pour les quartiers populaires ? Deux écueils sont à éviter : la politique de l'ignorance consistant à jeter un voile pudique sur les inégalités, ou bien une politique de la séparation opposant artificiellement des territoires, des Français. Ce qui est sûr c'est qu'il faut agir. Le contexte est propice. Le président de la République semble motivé à « renverser la table ». Il y a du boulot : selon l'OCDE, il faut six générations pour qu'un enfant d'une famille pauvre atteigne le revenu moyen. La mobilité sociale a en France la profondeur de l'éternité. Alors, puisque le temps est à la convocation des espérances, la mienne est que nous trouvions enfin le chemin d'une pleine égalité, non d'une pseudo-« égalité des chances » qui tourne désormais à vide, mais d'une égalité entière, réelle, qui se traduit d'abord par la capacité de chacun, quel que soit son milieu, son statut, son origine, à réussir, à se hisser au-delà de son statut, de sa condition initiale. Non pas à avoir les mêmes « chances » que les autres, mais à saisir les mêmes opportunités.

Comment ? En ouvrant beaucoup plus largement les sentiers de la réussite, en décloisonnant les trajectoire, en permettant à tous, nonobstant son milieu d’origine, d’accéder aux meilleures opportunités. Cette politique de la réussite est non seulement le corrélat de l’idéal républicain, mais aussi l’antidote aux « fleurs vénéneuses de l’humiliation et de la colère », comme disait Memmi, qui bourgeonnent un peu partout en France. Le moyen de cette politique, nous le connaissons mais n’en avons pas usé comme il se doit : c’est l’action positive, une politique massive de rattrapage et de correction des inégalités aux bénéfices des plus modestes, en ciblant prioritairement les territoires défavorisés (ruraux et urbains) et la déployant dans l’accès à l’enseignement supérieur, aux emplois publics, aux contrats publics. Dans le monde de l’après-Covid, les enfants des premiers de corvée, ceux des milieux populaires, doivent pouvoir devenir des premiers de cordée.

- Karim Amellal est également candidat LREM dans le Xe arr. de Paris.

Photo Geoffroy Van Der Hasselt. AFP