Dans son hubris numérique, tel Louis XIV ivre de pouvoir transformant le relais de chasse de son père en palais, Google veut inventer une ville. Chapeauté par la firme modestement nommée Alphabet (à quand la Bible ?), Google a jeté son dévolu en 2017 à Toronto au bord du lac Ontario. Pour bâtir ce qu'on allait voir en 2025 : la smart city qui ringardiserait tout ce qui s'est pensé en urbanisme. Hippodamos de Milet, rentre chez toi !
Google City n’a pas inventé de nouvelles manières de circuler : il reste des feux tricolores, mais ils s’adaptent à la circulation. Les voitures autonomes ont leurs voies dédiées. Quand le vent glacial balaie le Canada, les cyclistes ont leurs trottoirs chauffés (l’énergie n’est pas citée). Dans ce pays où l’on a inventé les villes souterraines, les galeries ne desservent pas seulement les égouts ou les biens manufacturés, mais elles permettent la livraison des colis. Amazon a supprimé les joies du shopping que les touristes pratiquent dans les malls climatisés des Emirats. Les immeubles sont en bois, comme les tipis des Iroquois. Le wifi partout analyse tout : densité des chalands dans la rue, jauge de la consommation d’eau, approvisionnement des magasins… Google city est tout droit sortie de la science-fiction de Sidewalk Labs, l’agence chargée du projet.
Premier projet d’urbanisme futuriste imaginé par un géant d’Internet, il fait de l’Amérique aux milliers de brevets, le phare des villes que son urbanisme automobile a passablement abîmées dans le reste du monde.
Et les populations locales, elles en disent quoi ? Le patronat et les écologistes ont vite crié au loup. L’agence Waterfront Toronto qui avait déjà bétonné les anciennes friches industrielles du littoral ontarien s’est trouvée embarquée dans une embrouille digne d’un thriller. Les personnages ne sont pas des petites pointures : Daniel Doctoroff, bras droit de Bloomberg à la mairie de New York est chargé par Eric Schmidt, Pdg de Google et Justin Trudeau, le premier ministre, d’imaginer cette ville connectée. Comme un gigantesque moteur de recherches, bourré de data grâce à qui la ville devient « intelligente ». Connectivité, ubiquité sont les deux fondations comme le cardo et le decumanus avaient guidé les villes romaines.
Les géographes applaudissent. Toronto, pensez donc, la ville la plus peuplée du Canada, capitale économique, mégapole de 3 millions d’habitants, manquant de logements devant la marée des immigrants : plus de 100 000 arrivants qui veulent épouser la belle Ontarienne. Belle, mais embouteillée, coûteuse, chiche en mètres carrés disponibles pour les familles dans des quartiers surpeuplés voisinant des ghettos de riches…
Grandir comment ? Voici justement 800 hectares de docks, qu'il faut quand même protéger de la hausse du niveau de la mer, qu'il faut dépolluer. Toujours fascinés par les gros chiffres, les élites locales prévoient 40 000 logements, pour 20 milliards d'euros, du partenariat public-privé. Haussmann rhabillé sur les Grands Lacs. A Quayside, en 2017, on commence par une parcelle, toute menue avec ses 5 hectares, non loin du centre-ville. Mais les habitants se mêlent de ce qui ne les regarde pas. On leur montre bien des prototypes d'immeubles (protégés par des « imperméables » durant le long hiver canadien), des revêtements évolutifs (dynamic street) pouvant transformer en moins de temps qu'il faut pour le dire, un bitume en pelouse. Mais ça grince, ça pinaille.
Pourtant, Sidewalk se sent pousser des ailes, élargit le périmètre à 77 hectares, l'extension du tramway (financé par la ville). L'agence devient le promoteur. La gestion des données par Google heurte ceux qui veulent protéger leurs vies privées, comme le stipule la loi canadienne. Comme pour la révolution du travail « ubérisé », Google et les entreprises high tech étatsuniennes restent persuadées que l'avenir passe par elles, que la philosophie libertarienne californienne deviendra le nerf du nouveau capitalisme.
#BlockSidewalk a montré les crocs. Tout comme Toronto Waterfront. Urban Data Trust qui stockait les données au Canada est abandonné. Arrive le Covid. Daniel Doctoroff jette l’éponge le 7 mai avec « une grande tristesse personnelle et une grande déception ». Google City est morte. Soleil couchant sur les tours rêvées.
Pour aller plus loin : Journal du CNRS Faut-il totalement repenser la ville ?
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