Peut-être ne restera-t-il que lui, ce petit objet obscur et qui symbolisera longtemps l’événement que nous vivons, qui n’est pas fini, mais que tant refusent encore d’admettre ? Lui, ce petit instrument paradoxal, pour rappeler la vérité de ce qui se passe, à condition que nous la comprenions jusqu’au bout ? Lui, le masque ?
Qu'il est révélateur, ce masque, autour duquel tout tourne et va encore tourner pendant un moment, dans nos vies quotidiennes et publiques ! Pourquoi nous gêne-t-il et qu'y a-t-il au fond de cette gêne ? C'est que ce masque-là n'est pas le signe d'une dissimulation, mais au contraire d'une vérité, certes, un peu pénible à entendre et à ne pas oublier, et même de plus d'une vérité. C'est, disons-le nettement, la mémoire vivante du négatif et même de tout ce qu'il y a eu et reste encore de négatif dans l'événement, et qu'il ne faut pas oublier ni dénier, si on veut s'y opposer ! Dans chaque rue, dans chaque bus ou métro, dans chaque espace social ou public, il nous rappellera ceci : non pas notre vulnérabilité en général, mais la persistance des maladies, non pas seulement les miracles du soin, mais ses limites et non pas seulement nos solidarités, mais nos manques, nos controverses et nos injustices. (Une parodie de sujet de philo circule : «Est-ce qu'on manque de masques ou est-ce qu'on masque nos manques ?») Sans oublier non plus, et même surtout, cet autre rappel pénible, celui de nos propres ambivalences, en nous et entre nous : ce masque, faut-il le porter ou pas, quand, comment, ici, là, avec vous, chez nous ? Il s'inventera des équilibres, à chacune de nos rencontres. Mais la mémoire du négatif sera là. Et ceux qui la refusent avec tant de violence et qui redoublent les dangers, ils resteront là aussi. Ils voudraient être le bien, et que le mal soit chez l'autre. Trump ou Xi, démasqués, devant des citoyens, des médecins, ou même des hiérarques volontairement ou involontairement acteurs de ce négatif qui ne disparaîtra pas de sitôt.
Car le courage humain, la marque et finalement la source de la vraie politique, de la démocratie contre la tyrannie et, dans la démocratie, oui, de la gauche sociale et vitale démocrate, c’est justement cela : admettre le négatif et même tout le négatif des humains. Non pas pour s’y résigner, mais justement parce que c’est la seule manière de s’y opposer et d’atteindre ce à quoi on aspire dans tous les domaines de la vie, le bien. Ce n’est possible que lorsqu’on comprend que le négatif n’est jamais seulement dans les choses, ni dans les autres, mais que nous le redoublons toujours de l’intérieur, en nous, et entre nous. C’est dur à entendre. Mais cela seul permet d’agir. Car si on peut agir contre la maladie par la médecine, combien le peut-on contre l’injustice, par la loi. Mais alors revient le pire adversaire peut-être : le déni du négatif, lui-même !
Ce déni peut prendre bien des formes. La diabolisation de l’autre, qui conduit à la guerre. Mais aussi l’héroïsation de soi, comme si tout était fini, et le mal derrière nous. On aimerait bien. Mais non. Nous devrions le savoir. Ceux qui ont cru que les monuments aux morts dans le moindre village effaceraient le négatif encore actif de la guerre, ou qu’un Grenelle mettrait fin une fois pour toutes aux injustices sociales, y en a-t-il encore ? Happy end. Mais non. A l’inverse dans notre mémoire, la toile de fond du négatif permet des actions et des progrès continués. Ceux qui ont lutté et luttent contre le sida le savent bien : s’il est «contenu», c’est par la médecine et aussi les mouvements de patients qui n’ont pas eu d’illusions, et de même pour les luttes contre les génocides ou le sexisme. Sur tous les fronts de toutes les négativités humaines.
L’un des traits de la pensée unique et violente qui nous tue aujourd’hui, c’est sa lassitude envers le négatif. Ce n’est pas un hasard si toutes les haines d’aujourd’hui apprécient quelqu’un qui a commencé par l’apologie de la jouissance (Onfray). En revanche le courage du négatif n’est ni malheureux ni triste puisqu’il est conscient aussi des progrès et des joies que révèlent tous les maux.
Et le premier geste sera donc sur le terrain de la mémoire, où la bataille a déjà commencé, jusque sur le terrain officiel, mais aussi et heureusement de la recherche et de la société. Il faut y travailler. Ni diabolisation ni héroïsation, donc. Mais conscience du négatif qui continue, et de ce qui s’y est opposé, qui continue aussi. Nous le savions, pour notre part, qu’un «revivre» s’oppose toujours à un autre, comme un commencement, à un ressassement. Et pas en le niant comme on le lit aujourd’hui (ce revivre, enfin) jusque sur les abribus Decaux, à la place de la publicité. Non. Car un revivre ne l’emportera sur l’autre qu’en l’affrontant. Et cela vaut pour tous les retours du négatif, attentat ou maladie, dictature ou exploitation. Souvenons-nous de cela, pour agir. Et, de toute façon, un petit signe pénible nous le rappellera pendant un temps. Ce petit masque entêtant. Mais on peut avoir le masque heureux. A condition de ne pas se voiler la face.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.