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Chronique «économiques»

Etats-Unis : le déclin du pouvoir des travailleurs

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Depuis les années 1980, la part du bénéfice des entreprises qui va aux salariés a diminué de moitié. Les causes de cette stagnation des salaires sont institutionnelles et politiques plutôt que strictement économiques.
par Ioana Marinescu, Professeure d’économie à l’université de Pennsylvanie
publié le 1er juin 2020 à 17h51

Depuis 1980, la part du travail dans la valeur ajoutée a diminué de manière importante : en d'autres termes, les travailleurs reçoivent une part de moins en moins élevée des fruits de la croissance économique. Cette tendance se discerne plus généralement dans les pays développés, mais elle est particulièrement forte aux Etats-Unis. Dans un nouveau document de travail (1), les économistes de Harvard Anna Stansbury et Larry Summers présentent le déclin du pouvoir des travailleurs comme une cause majeure de cette tendance. Selon eux, le recul du pouvoir de négociation des travailleurs, notamment la baisse de la syndicalisation, explique l'essentiel de la stagnation des salaires américains. La baisse du pouvoir des travailleurs a permis aux capitalistes d'accaparer une part plus élevée des fruits de la croissance. Les facteurs essentiels derrière la stagnation des salaires sont institutionnels et politiques, plutôt que strictement économiques. Cette thèse ne semblera peut-être pas très surprenante pour le lecteur de Libération, mais il est très intéressant de voir qu'elle est maintenant défendue par Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, et (ancien ?) pape de l'orthodoxie néolibérale parmi les démocrates.

Tout comme en France, la part des salariés américains syndiqués a fortement décru. Mais alors que les institutions protègent le pouvoir syndical en France, rien de similaire n’existe aux Etats-Unis.

Dans le passé, les salariés syndiqués touchaient des salaires plus élevés et ce déclin syndical a aussi contribué à éroder les salaires. De plus, aux Etats-Unis, les salariés des industries les plus profitables avaient traditionnellement des salaires plus élevés, car elles partageaient les profits avec leurs employés. Mais les augmentations de la productivité se sont de plus en plus rarement répercutées sur les revenus. Entre 1980 et 2010, la part des profits des entreprises qui vont aux salariés a diminué de moitié.

Certaines grandes entreprises américaines ont augmenté leurs profits, notamment grâce à leur pouvoir de monopole. Ainsi, Facebook ou Google possèdent une très grande part de marché dans leur industrie, ce qui leur permet de faire des profits plus élevés. Mais Stansbury et Summers suggèrent que la baisse du pouvoir des travailleurs pourrait expliquer l’augmentation des profits plus que l’augmentation du pouvoir de monopole. Ainsi, les profits grossissent parce que les travailleurs reçoivent une plus faible part des gains de productivité, et pas forcément parce que les entreprises plument le consommateur grâce à leur pouvoir de monopole.

Stansbury et Summers concluent que la baisse du pouvoir des travailleurs peut complètement expliquer la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée. Ainsi, les entreprises sont devenues de plus en plus profitables aux dépens des salariés. Pour rectifier le tir, il faudrait ainsi que les politiques publiques favorisent une augmentation du pouvoir de négociation des salariés. Mais comment faire ?

Selon moi, une des solutions les plus intéressantes discutées aux Etats-Unis est le revenu de base universel (2). Un revenu universel renverserait la tendance qui associe la protection sociale au travail. En effet, depuis les années 1980, les réformes successives ont rendu toutes sortes de protections sociales conditionnelles au travail. Ces réformes ont vraisemblablement diminué le pouvoir de négociation des travailleurs. Un revenu universel permet aux travailleurs une plus grande liberté de choix, car il est donné sans condition. Grâce au revenu universel, les travailleurs seraient en mesure de négocier des salaires plus élevés, et/ou de meilleures conditions de travail. Cet effet serait le plus fort pour les emplois à bas salaire, car le revenu universel changerait vraiment la donne pour les travailleurs pauvres, alors que le complément de revenu serait négligeable pour les hauts salaires.

Aux Etats-Unis, les travailleurs ont perdu du terrain, recevant des parts du profit des entreprises de plus en plus faibles. Selon Stansbury et Summers, ce phénomène s’explique notamment par le déclin du pouvoir syndical. Qui a gagné à ce jeu ? Les capitalistes, bénéficiant de profits plus élevés, ainsi que les travailleurs à très hauts salaires. La solution à ces problèmes appelle à une redistribution du pouvoir. Le revenu universel est une solution simple et élégante qui peut contribuer à augmenter le pouvoir de négociation des travailleurs.

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.