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Libération
Blog «Ma lumière rouge»

Comment faire son deuil?

Blog Ma lumière rougedossier
Quand la France nous préfère malheureuses ou mortes à vivantes et heureuses
Recueillement au bois de Boulogne
publié le 3 juin 2020 à 4h48
(mis à jour le 3 juin 2020 à 4h53)

Entre les meurtres, les suicides, le coronavirus, il n'y a jamais eu autant de travailleuses du sexe décédées qu'en ce moment. Pendant deux mois, les cérémonies ont été suspendues, puis ont repris après le confinement. La période actuelle reste une période de crise. Tout le monde doit reprendre le travail en même temps, tout le monde a besoin d'argent pour payer les retards de loyer, les frais du quotidien, rembourser les dettes, aider sa famille parfois en envoyant de l'argent dans des pays sans système de sécurité sociale, eux aussi impactés par la pandémie mondiale.

La concurrence prend le dessus sur la solidarité, il faut se battre pour faire quelques clients parmi ceux qui viennent malgré les risques sanitaires qui s'ajoutent à ceux de leur pénalisation. Les agresseurs eux aussi se déconfinent et eux aussi ont besoin d'argent. Il n'y a pas d'autre choix que de prendre des risques car le gouvernement par la voix de Marlène Schiappa a refusé de débloquer un fonds d'urgence pour répondre à l'absence de revenus liée à la situation. Une crise économique vient rapidement remplacer la crise sanitaire, ce qui signifie que de nombreuses personnes perdant leur emploi se tournent vers le travail du sexe. Le contexte est explosif et tout le monde est à bout.

Le 31 mai, le STRASS annonçait le décès d’une de ses membres, amie et collègue. La communauté des travailleurSEs du sexe en a été dévastée car elle était très aimée et aidait beaucoup de collègues via son implication au sein du service juridique du syndicat. La plupart des commentaires ont adressé leurs soutien et condoléances à l’exception de plusieurs comptes de militants anti-prostitution accusant les activistes travailleurSEs du sexe de conduire des jeunes femmes vers la mort en «normalisant la prostitution». D’autres ont choisi d’utiliser sa mort pour promouvoir la loi de 2016 pénalisant les clients, alors qu’elle n’avait cessé de la combattre de son vivant.

Cet article ne reprendra pas son nom car sa famille, bien qu’elle l’acceptait de son vivant, préfère qu’on ne dise pas ce qu’elle faisait, pour éviter jugements et stigmatisation des personnes extérieures. Nous nous retrouvons dans une situation semblable à celle connue lors des premières années de l’épidémie de sida, lorsqu’on était censé mourir d’une autre maladie, et qu’il ne fallait pas dire l’homosexualité du défunt ou parler d’usage de drogues. Ces choses là risquent de heurter ceux qui ne savaient pas, ou faisaient semblant de ne pas savoir, parce qu’on préfère ne pas savoir. A notre mort, on nous invente donc une autre vie.

En tant que collègues et amies, nous savons que nous devons nous taire, en tout cas sur une partie de nos vies. Lorsqu’on nous demande qui nous étions par rapport à la défunte, ce que nous faisons dans la vie, nous devons avoir une réponse toute faite pour respecter la consigne. Avec les familles les plus ouvertes qui admettent que la vérité soit dite, on entend aussi quelques remarques qui nous offensent sur «ses choix qu’on ne comprenait pas» ou critiquant son «mode de vie», mais qu’on garde évidemment pour soi. Autrement, nous organisons nos propres commémorations et recueillements, durant lesquels la «famille pute» se retrouve.

Malheureusement, y compris pendant nos moments, nous devons subir parfois des attaques. En février dernier, lors du recueillement au bois de Boulogne pour Jessyca Sarmiento, Giovanna Rincon directrice de l’association Acceptess-T a eu le malheur d’interroger la présence d’une salariée d’une association prohibitionniste non conviée à l’événement ce qui lui a valu un crachat au visage de la part de celle-ci.

Les propos haineux continuent tous les jours, et la presse s'entête dans les mêmes 'maladresses'. Une victime de meurtre transphobe est mégenrée comme «homme travesti» niant ainsi son identité. Des faits divers retracent des faits erronés, des photos volées non floutées des corps meurtris sont publiées sans l'accord des proches. Nos morts ne nous appartiennent pas, au point qu'on peut même les inventer comme ce fut le cas dans un article paru dans l'obs.

La classe politique reste muette parce que nos vies ne comptent pas. Ou alors est ce parce qu’elle sait bien en réalité, qu’elle est responsable de notre insécurité et donc de nos morts? La narration officielle restera celle des prohibitionnistes prétendant que «la prostitution tue» pour ne jamais remettre en cause leurs lois, leurs discriminations, l’exclusion du droit commun, l’absence de droits, la stigmatisation. Nous sommes dépossédés de tout, de notre vivant, et jusqu’à l’explication sur la cause de nos morts.