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Tribune

«Front populaire» : trève d'amalgames

Le philosophe Henri Pena-Ruiz réagit au texte d'Alain Policar paru dans «Libération» à propos de la revue lancée par Michel Onfray.
Manifestation à Paris, en mai 1936. (AFP)
publié le 4 juin 2020 à 18h57
(mis à jour le 5 juin 2020 à 9h05)

Tribune. Le débat lancé par la création de la revue Front Populaire ne doit pas donner lieu à des amalgames indignes. C'est pourtant ce que l'on trouve dans l'article surprenant d'Alain Policar paru dans Libération le 25 mai. Quelle surprise ? Alain Policar milite pour un cosmopolitisme salutaire, et pourfend à juste titre tout ce qui dresse les hommes les uns contre les autres du fait de l'origine, de l'appartenance nationale, ou de la conviction spirituelle, qu'elle soit celle de la religion ou de l'humanisme athée. Or une telle approche est largement présente dans la revue Front Populaire. C'est notamment la mienne dans mon combat de toujours contre les racismes, pour la justice sociale et pour la laïcité. Et ce en Espagne comme en France, deux patries que mon internationalisme conjugue sans contradiction. Ma surprise est donc de me voir rangé sous la bannière du «national-souverainisme», formule infamante et indigne par l'analogie qu'elle sous-entend. Comparaison n'est pas raison. Par ailleurs, Alain Policar ose considérer de façon aveugle à leurs singularités respectives toutes les personnes engagées dans Front Populaire. Sa typologie est grossière : d'un côté les «bruns», donc une droite aux confins du fascisme, et de l'autre les «bruns camouflés» – sans doute en «rouges» – donc en réalité les mêmes, déguisés. Je cite :«L'alliance rouge-brun, laquelle à vrai dire, ne réunit que les bruns déclarés avec d'autres bruns camouflés.» Rien que cela ! Ces insinuations sont honteuses. Où Alain Policar me situe-t-il ? Dans les «bruns camouflés» ? Si oui, c'est une diffamation. Si non, où donc ?

Laissons ces égarements abjects, et revenons aux questions de fond. Pourquoi calomnier les auteurs d'une revue qui s'ouvre à des points de vue opposés sur la souveraineté ? Ne faudrait-il que des media soumis à une seule conception politique ? Tant que les lois de la République sont respectées, pourquoi s'indigner ? Par ailleurs, seul un sophisme ridicule permet de prendre pour preuve de notre appartenance supposée à la droite identitaire le fait que des ténors classés à la droite de la droite se précipitent sur Front Populaire. Au lieu d'en déduire une complicité qui n'existe pas il vaudrait mieux s'interroger sur le motif de cet engouement paradoxal, à savoir les deux sens opposés du mot peuple pour la droite de la droite et pour la gauche républicaine.

Qu’est-ce qu’un peuple ?

Un peu d'histoire. Le 3 mai 1936, le Front Populaire qui réunit des socialistes, des communistes, et des radicaux gagne les élections, bientôt relayées par une grève générale. «Le pain, la paix, la liberté.» Tel est le mot d'ordre. La lutte contre le fascisme commencée en octobre 1934 va de pair avec le progrès social, alors même que Wendel, président du Comité des forges, s'écrie : «Plutôt Hitler que le Front populaire.» Le gouvernement du Front populaire, présidé par Léon Blum, dissout les ligues d'extrême droite. Le 4 et le 5 juin, deux millions de salariés sont en grève dans 12 000 entreprises. En région parisienne, les usines sont occupées. Les accords de Matignon assurent la reconnaissance du droit syndical, des conventions collectives, et une hausse des salaires qui va de 7 et 15 %. Les 11 et 12 juin, des lois instaurent la semaine de 40 heures et deux semaines de congés payés. Tel est ce moment historique exemplaire par le couplage réussi, en France, du combat contre le fascisme et des avancées sociales. Le bilan aurait été encore plus convaincant si Léon Blum avait décidé d'aider la République espagnole, elle aussi dirigée par un Frente Popular, au lieu de consentir à l'hypocrisie de la «non-intervention» voulue par Daladier et Chamberlain, alors qu'Hitler et Mussolini donnaient à Franco tous les moyens de la victoire en hommes et en matériel. Reste que le Front Populaire fut la première victoire du peuple uni dans l'action depuis l'éphémère Commune de Paris en 1871.

Un peu de philosophie politique. Qu'est-ce qu'un peuple ? Deux sens très différents, voire opposés, habitent la confrontation de l'extrême droite et de la gauche républicaine. Parlant du peuple français, la première le définit par l'idée d'une communauté humaine assujettie à des particularismes coutumiers et religieux, celle des Français dits trivialement «de souche», un «nous» opposable à un «eux». Un tel sens est hérité du penseur contre révolutionnaire Joseph de Maistre. La gauche républicaine, quant à elle, adopte le sens que lui a donné la Révolution française dans le sillage du Contrat social de Rousseau. Le peuple se définit alors par la communauté de citoyennes et de citoyens qui se donnent librement leurs lois. Cette définition de type juridique et politique n'a rien à voir avec la définition ethnico-religieuse du peuple pendant l'Ancien Régime. Une telle refondation universaliste par le droit permet d'intégrer au «creuset français» cher à Gérard Noiriel des personnes d'origines et de traditions diverses. Elle rend ainsi possible la conjugaison de l'attachement à la souveraineté et de l'internationalisme. Dès lors l'accusation de nationalisme réactionnaire lancée contre ceux qui défendent la souveraineté populaire est une ineptie. De même pour l'invention du mot «souverainisme», manié comme une injure. La même remarque vaut pour la nation, redéfinie par Ernest Renan comme un «plébiscite de tous les jours» dans sa conférence de 1882 intitulée «Qu'est-ce qu'une nation ?» Depuis quand faudrait-il renoncer à la souveraineté populaire, conquête révolutionnaire, pour donner des gages de son ouverture internationaliste ? Marx lui-même, rédigeant en 1864 les statuts de la première Association internationale des travailleurs (AIT), leur recommandait de s'organiser d'abord sur des bases nationales pour dégager ensuite des dénominateurs communs internationalistes. Dans le même esprit, Jaurès nous a appris à conjuguer patriotisme et cosmopolitisme. Et sa leçon est plus actuelle que jamais au moment où il faut préserver l'écosystème de la Terre entière, notre bien commun par-delà les frontières.

Mon engagement laïque, écologique et social

Il est étrange qu'Alain Policar revendique contre la revue Front Populaire des références que, pour ma part, j'ai toujours opposées à la posture identitaire de l'extrême droite (Paul Ricœur, Tzvetan Todorov, et Amin Maalouf). Je rejette notamment la notion d'identité collective car elle est inappropriée à la liberté fondamentale des êtres humains de se définir à rebours de toute appartenance. C'est pourquoi je défends la laïcité, remarquable principe d'émancipation en ce qu'il délivre la société de la domination des particularismes coutumiers ou religieux, sans pour autant brimer ceux-ci. La seule règle imposée est la loi commune fondée sur les droits de l'homme. La laïcité n'exclut pas : elle inclut par l'exigence de faire respecter l'intérêt général. Jean Zay, ministre du Front Populaire, l'avait bien montré en protégeant les écoles contre les prosélytismes, par trois circulaires rédigées pour interdire les signes politiques et religieux, qui y compromettent la sérénité de l'enseignement et du partage de la culture. La laïcité traite de façon égale toutes les convictions, qu'elles soient religieuses ou athées. Elle permet à chacun de choisir librement ses références spirituelles au lieu de leur être soumis a priori comme dans la mise en tutelle communautariste. Mieux, elle fait que chacun peut décider librement de son mode d'accomplissement et finalement de son être. Quant à la République, ce n'est pas une identité qui s'opposerait à une autre, mais un cadre public (res publica) pour articuler au mieux l'intérêt général et les libertés individuelles.

Disciple de Gramsci, j'entends livrer la bataille idéologique contre la droite identitaire en m'appuyant sur mon engagement laïque, écologique et social et contribuer ainsi à promouvoir une alternative de gauche à Monsieur Macron. Le débat contradictoire au sein de la revue n'a rien d'une collusion avec la droite. Il permettra au contraire de démystifier ses positions. Si je milite pour le rétablissement de la souveraineté populaire dans les domaines que l'Europe lui a soustraits, en contradiction avec le vote du 29 mai 2005, c'est pour restituer au peuple les moyens de résister à la mondialisation capitaliste, relayée par la Commission européenne. La paix et la solidarité des peuples n'ont pas pour passage obligé un capitalisme qui détruit les services publics. Bref, je récuse le réquisitoire inventé contre les personnes qui sans renoncer à leurs propres orientations politiques ont accepté d'écrire dans la revue Front populaire. Pourquoi ne pas avoir respecté leur diversité au lieu d'écrire un pamphlet sommaire qui ne fait pas honneur à son auteur ?

Dernier livre paru: Karl Marx penseur de l'écologie, Seuil, 2018.