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Blog «Géographies en mouvement»

Nos rues en réanimation

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Vidées, saignées par le Covid, nos rues sont-elles devenues des théâtres d'ombres ? D'êtres humains apeurés derrière leur masque ? L'Europe vient de faire un pas de plus vers une asiatisation de son mode de vie.
Les foules défient le pouvoir chinois à Hongkong avec des masques (oct. 2019). Le Point
publié le 4 juin 2020 à 20h20
(mis à jour le 5 juin 2020 à 8h45)

Nouveau point d’irritation ? Après la police aux trousses pendant le confinement, voici l’interdiction d’entrer dans un magasin sans masque. Comme l’Asie, où les visages masqués font partie de l’espace public, l’Europe va se masquer pour quelque temps et, sans doute désormais, à chaque épisode grippal. Les gouvernants qui voulaient faire taire les râleurs se frottent les mains d’avoir pu barrer le visage des citoyens avec des becs de polypropylène. Le virus est là, taisez-vous !

Qu'on se souvienne. Il y a dix ans, une loi interdisait la dissimulation du visage dans l'espace public et les écoles évoquait la « violence symbolique et déshumanisante heurtant le corps social, contraire à l'idéal de fraternité ». Porter un tissu sur son visage est perçu alors comme un signe de domination. Inversement, le visage découvert, c'est la libération. A la différence de l'Asie, l'espace public en Europe est un lieu où l'on se présente à visage découvert. Une injonction venue tout droit des Lumières, mis en œuvre à la Révolution où il fallait s'inscrire contre les masques ornant les salons de l'aristocratie. Un devoir de transparence demandé par les élites protestantes. Pendant la IIIe République, les autorités françaises demandaient que les foulards soient retirés des photos d'identité dans les colonies d'Afrique du nord. De même nos visages sur les pièces d'identité sont des outils de contrôle et jugés essentiels à la vie collective dans la République. Faute de quoi, c'est la prison ou le stage de citoyenneté. Aujourd'hui, porter le masque est un acte civique.

Barceloneta, Espagne. (Photo EPA)

Le masque chirurgical a été inventé en Europe mais introduit en Chine en 1910 par un médecin chinois Wu Lien-teh (1879-1960) passé par Cambridge implorant ses collègues auprès des malades de la peste en Mandchourie de se protéger. Avec succès. Il a été utilisé lors de l’épisode du SRAS à Hongkong en 2013, surtout pour éviter la diffusion du virus. L’idée de solidarité est née dans cette ville très polluée. A moins qu’une forme de distinction bourdieusienne n’ait permis aux Hongkongais de se distancier culturellement des Chinois crachant encore dans l’espace public.

En Europe, rien n’a été simple. Les scientifiques ne voient pas quelle difficulté il y a à transposer dans l’espace public des mœurs de laboratoire. Pour eux, prime la protection sanitaire qu’il a été très difficile à mettre en place scientifiquement, tant les avis ont divergé. Au point que le juge administratif a pu voir dans l’obligation de porter un masque une restriction importante à la liberté de circuler.

Que pense Christian Estrosi, le maire de Nice, de l’efficacité de ses coûteuses caméras qui avaient déjà fait preuve de leur utilité lors de l’attentat du 14 juillet 2016 ? Attend-il les nouveaux modèles chinois où la reconnaissance faciale n’est plus qu’une option, puisque les silhouettes et les démarches peuvent permettre de repérer quelqu’un dans la rue ? Gare aux petits malins qui ne savent pas que les casquettes et les capuches cachent mais trahissent parfois. Les données de la géolocalisation et du « tracking » gardent aussi mémoire des moindres déplacements faciles à croiser avec des photos.

Pour l'anthropologue Frédéric Keck, directeur du laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France, le port du masque oblige à une perte d'innocence « analogue à celle que le sida a imposée dans les rapports amoureux ». Sur les terrasses, là où l'on vient pour parler, échanger, boire, ceux qui portent malgré tout le masque portent leur peur de la maladie. Mais aussi leur désir d'un outil d'immunité collective.

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Frédéric Keck

, Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine

Préface de Vinciane Despret. 240 p. 20 euros.

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