Tribune. Il existe un point commun, capital, dans les manifestations suscitées aux Etats-Unis puis dans le monde entier par le meurtre de George Floyd, et en France par la mort, encore objet d'une enquête judiciaire qui s'est trop longtemps enlisée, d'Amada Traoré : elles se sont jusqu'ici inscrites dans une histoire qui est celle des luttes pour la justice, l'égalité, les droits humains. Des luttes, aussi, qui refusent la violence, et même prônent la non-violence. Ainsi, aux Etats-Unis, le mouvement pour les droits civils dans les années 50 et jusqu'au milieu des années 60, en Afrique du Sud, le long combat de Nelson Mandela ou en France la marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983, ont chacun à sa façon, dans des contextes très différents, mis en avant ces valeurs universelles. Il faut d'abord souligner cette inscription, qui écarte pour l'instant les risques de dérives et de décomposition.
Quand de telles mobilisations sont puissantes, en effet, elles touchent de larges secteurs de l’opinion, elles ne sont pas le monopole de ceux qui sont concernés dans leur expérience vécue par la haine, la discrimination, les préjugés, les violences subies. Elles impliquent aussi, démocratiquement, toutes sortes de citoyens, sans distinction d’origine nationale ou de couleur de peau. Mais en amont du moment où elles s’avèrent ainsi capables de concerner des pans entiers de la population, et même, dans certains cas, d’obtenir un écho planétaire, comme c’est le cas aujourd’hui avec le meurtre de George Floyd, ou en aval, quand les résultats de l’action ne sont pas au rendez-vous, ou insuffisamment, il peut arriver qu’elles s’engagent dans des logiques d’inversion. Elles revêtent alors d’autres formes, ou d’autres significations.
Deux processus principaux peuvent dès lors être à l’œuvre. Le premier est celui où la demande de respect des valeurs universelles ne parvient pas encore à s’imposer, ou laisse la place à la haine, à la colère, à la rage, et finalement à la violence, spontanée, émeutière notamment, ou organisée, de type terroriste. Une telle logique peut précéder le moment où l’action, montant en puissance, pourra imposer la non-violence. C’est ainsi que des scènes d’émeutes et des pillages ont marqué le début du mouvement américain, avant que ne s’organisent les manifestations pacifiques et les cérémonies d’une grande dignité pour l’enterrement de George Floyd. Mais c’est surtout quand retombe la mobilisation, quand s’impose aux yeux des acteurs le constat amer d’un échec, ou de mesures politiques insuffisantes, que surgissent le spectre puis la réalité de la violence. Celle-ci vient alors dire le désespoir de ceux qui ne trouvent plus d’autre modalité d’intervention que la lutte armée ou l’émeute. C’est dans la retombée du mouvement sur les droits civils et juste après les émeutes de Watts (un quartier de Los Angeles) en 1965, que Bobby Seale et Huey P. Newton ont créé les Black Panthers, en 1966, engageant une action conjuguant exemplarité et soutien concret aux communautés noires, par exemple en organisant le dépistage en leur sein de la drépanocytose, et radicalisation qui aboutira au recours aux armes.
De la dérive identitaire à l’auto-racialisation
Le deuxième type de processus qui peut surgir, là aussi en amont mais surtout en aval d’une puissante mobilisation antiraciste, est de l’ordre de la dérive identitaire et in fine de l’auto-racialisation. Quand le mouvement n’est pas encore constitué, alors que les problèmes qui le mobiliseront plus tard sont lancinants, et surtout, là encore, quand les résultats ne sont pas à la hauteur des aspirations des acteurs, le racisme, au lieu de susciter une mobilisation universelle dans ses valeurs, débouche sur des logiques de rupture, de repli, de fermeture identitaire, voire raciale. C’est ainsi, qu’à peine un an après la marche pour l‘égalité et contre le racisme de 1983, une deuxième marche, en 1984, traduisait déjà une décomposition du mouvement, et un début d’éloignement par rapport à son universalisme. C’est ainsi, surtout, que depuis plusieurs années, sont apparus en France des courants qui en appellent à des thématiques culturalistes et post-colonialistes mettant en avant l’existence d’une culture, de traditions, de valeurs propres aux groupes victimes d’un racisme lui-même enraciné dans l’expérience coloniale, et plus ou moins détruits par elle.
La revendication identitaire est parfaitement légitime. Mais il arrive que de culturelle, elle se raidisse et qu’à partir de là, une radicalisation s’observe, dans laquelle le souci de reconnaissance devient affirmation d’une identité raciale. Dès lors, l’engagement tourne pour les acteurs radicalisés à des appels confinant à la guerre des races, notamment entre Noirs et Blancs. Ce phénomène se rencontre dans des milieux universitaires, artistiques ou intellectuels.
De l’huile sur le feu
Les mobilisations antiracistes actuelles sont clairement du côté des valeurs universelles, on l’a dit, elles ne sont pas violentes. Elles sont conflictuelles, mais ne mettent en aucune façon en cause l’appartenance de leurs acteurs à la société dans son ensemble. Et on n’y entend que bien peu des appels identitaires, et encore moins des voix qui prôneraient d’une façon ou d’une autre la guerre des races.
Cette situation n’est pas pour autant nécessairement durable. Son évolution dépendra beaucoup du comportement du pouvoir politique, et du tour que prendra le débat public.
Lorsque Donald Trump se pose bien plus en adversaire du mouvement antiraciste, qu'en garant de l'unité nationale, il tente d'entretenir un clivage racial qui pourrait mal tourner. En France, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, a d'abord jeté de l'huile sur le feu de manière clivante par ses premières déclarations au sujet des manifestions du 2 juin liées à la mort d'Adama Traoré, parlant de «débordements» causés par ces rassemblements «interdits pour la santé de tous». Mais très vite ensuite, le pouvoir français s'est présenté, contrairement aux Etats-Unis, comme particulièrement vigilant par rapport aux violences policières de type raciste. Il en appelle clairement aux valeurs républicaines, qui sont en France le mode d'expression de l'universalisme.
L’antiracisme est un engagement qui peut se nourrir de protestations sociales, liées à la dénonciation d’injustices et d’inégalités, et de demandes de respect individuel et de reconnaissance culturelle. Mais ne l’oublions pas : il se retourne contre lui-même, et contre les populations qu’il prétend incarner et défendre en devenant purement identitaire, racial, et favorable à des conduites de rupture et de violence.