Vivre, enfin ! Le confinement généralisé a permis de contenir l’épidémie de Covid-19 et de réduire le nombre de nouvelles contaminations à un niveau suffisamment bas pour qu’il soit désormais possible de recommencer à sortir, à travailler, à entreprendre de nouveaux projets, comme avant ou presque. Presque, car le virus n’ayant pas eu l’élégance de disparaître avec les beaux jours, il faudra désormais vivre avec un risque de contamination devenu faible, mais toujours présent. Pour éviter la brutalité sociale d’un nouveau confinement, des stratégies de réduction des risques, collectives comme individuelles, doivent être mises en œuvre, définissant le seuil de risque acceptable par chacun, et précisant les comportements permettant de manière durable de ne pas dépasser ce seuil. Parmi les outils permettant de réduire le risque, il en est un qui fait aujourd’hui cruellement défaut : le vaccin.
Et autour du futur vaccin, justement, les passions se déchaînent. Ainsi le 4 mai, la Commission européenne annonçait des promesses de dons de 7,4 milliards d'euros pour financer la recherche sur le coronavirus, dont l'essentiel sera consacré aux vaccins. Le 13, Paul Hudson, PDG de Sanofi, révélait que l'agence américaine Barda (Biomedical Advanced Research and Development Authority), qui soutient les recherches du groupe aux Etats-Unis sur un vaccin, demandait, en cas de succès, que les citoyens américains soient les premiers à bénéficier du futur vaccin ; les réactions politiques ne se firent pas attendre, certains proposant, selon, d'exproprier ou de nationaliser une entreprise française si peu citoyenne. Le 18, c'est Xi Jinping qui annonçait, sur fond de rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Chine que, en cas de succès des équipes chinoises, le vaccin serait un «bien public mondial» afin de le rendre accessible à tous, notamment aux pays les plus pauvres.
Comment parvenir à ce qu'un vaccin puisse bénéficier au plus tôt à l'ensemble de la population mondiale ? Autrement dit, comment produire au plus vite ce bien public mondial ? A travers le monde, plus de 100 projets de recherche sur un vaccin sont en cours, et dix d'entre eux font déjà l'objet d'essais cliniques. Tous, ou presque, combinent des résultats obtenus par des équipes universitaires, le plus souvent publiques, et des recherches entreprises par des laboratoires pharmaceutiques privés. Certains acceptent de partager leurs avancées avec d'autres équipes ; mais la perspective, pour la première équipe victorieuse, de voir sa découverte «protégée» par un brevet pénalise ces coopérations. Ce n'est d'ailleurs pas la moindre ironie de l'époque que d'entendre les plus grands fonds d'investissement mondiaux, de BlackRock à Aviva en passant par Fidelity ou Amundi, demander aux firmes pharmaceutiques dont ils sont actionnaires de collaborer avec leurs concurrents, dont ils sont également actionnaires, pour accélérer le développement d'un vaccin. Ils pointent ainsi l'inefficacité du mode principal de financement de l'innovation, qui s'appuie sur le droit des brevets. Ce régime, par lequel un inventeur bénéficie d'une rente, certes temporaire, de monopole, qui lui permet d'engranger des profits en vendant «sa» découverte à prix élevé, décourage en effet fortement les coopérations entre différents acteurs privés. Les pressions seront fortes pour échapper à ce carcan ; certains pays ne manqueront pas d'invoquer l'article 31 de l'accord de l'OMC sur la protection des droits de propriété intellectuelle, qui permet, en cas d'«urgence nationale», de produire, de faire produire ou d'importer, un bien qualifié d'«essentiel». Pour réduire ce risque politique qui peut décourager les efforts privés de recherche, Michael Kremer, professeur à Harvard, propose un mécanisme d'Advance Market Commitment : des donateurs publics et privés s'engagent dès maintenant à verser, dans le futur, un complément de rémunération au laboratoire pharmaceutique qui vendrait un vaccin à prix coûtant. Ce mécanisme astucieux, qui a montré sa pertinence en stimulant le développement d'un vaccin contre le pneumocoque, repose toutefois sur la bonne volonté de l'entreprise détentrice d'un brevet à ne pas en profiter. Une autre voie (1) pourrait passer par un engagement de l'Etat à acheter tout futur brevet obtenu sur un vaccin, et à faire ensuite produire ce vaccin par des entreprises en situation de concurrence. Si un tel mécanisme peut accélérer la disponibilité d'un vaccin d'une seule semaine, et que le vaccin permet d'éviter d'avoir à subir un nouveau confinement, alors sa valeur sociale serait supérieure au coût d'une semaine de confinement, estimé à 15 milliards d'euros rien que pour la France. Un tel investissement public est considérable, il serait pourtant socialement rentable.
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.