Coauteur de la Fracture coloniale, l'historien Pascal Blanchard milite pour que la France ait enfin un musée de la colonisation, comme de nombreux autres pays occidentaux.
Des déboulonnages de statues ont lieu au Royaume-Uni, en Belgique, en France (Martinique), aux Pays-Bas. Est-ce inédit ?
Non, c’est vieux comme le monde, on a déjà vu des phénomènes internationaux de ce type. Lors de la chute du Mur dans tout l’Est de l’Europe, par exemple. On a aussi déboulonné les statues de Pétain après la Seconde Guerre mondiale. L’une des images les plus marquantes de la guerre en Irak fut le renversement de la statue de Saddam Hussein. On déboulonnait déjà les statues d’empereurs dans l’Antiquité. Mais déboulonner des statues, changer les noms de rues, ne suffit pas à réparer. On ne repart pas à zéro en supprimant les traces, il faut au contraire les regarder en face et faire le travail pédagogique «avec» elles. C’est la meilleure façon d’accorder une reconnaissance aux victimes et de s’assurer de ne pas répéter les mêmes erreurs.
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Les Allemands font ce travail depuis une décennie. Ils changent le nom des rues et, à côté des statues des grands coloniaux, ils mettent une notice explicative et font travailler des artistes, reconnaissent le passé colonial de manière «officielle» et organisent de grandes expositions sur la colonisation. J'adorerais qu'il y ait sur la façade de tous les lycées Colbert de France un grand panneau pour expliquer que Colbert est l'initiateur du Code noir… et ce qu'est le Code noir. Pareil pour les statues de Victor Schoelcher, il vaut mieux raconter les ambiguïtés des abolitions plutôt que déboulonner sa statue. Sinon, dans vingt ans, on ne saura plus ce qu'il s'est passé. Il ne faut pas oublier que ce mode de récit colonialiste a existé. Les enfants qui vont dans une école Jules-Ferry doivent apprendre par la même occasion que c'était un colonialiste convaincu de la supériorité des Blancs, «un droit des races supérieures sur les races inférieures». On ne construit pas l'histoire en détruisant.
Et ailleurs en Europe ?
On déboulonne aussi des statues en Belgique ou en Angleterre, car là-bas, si le travail avance (musées, expositions, livres…), il n’a pas été encore assez loin. La mémoire va encore plus vite que l’histoire. A Bristol comme à Liverpool, il y a des musées de l’esclavage et de la colonisation. La Belgique vient de rénover et de repenser entièrement le musée de Tervuren sur l’Afrique pour y intégrer l’histoire de la colonisation et un autre regard sur le passé. En France, toujours rien. Pas de musée de la colonisation. On a tellement fermé le débat qu’il est d’autant plus normal que l’exaspération se transforme en déboulonnages ou en revendications bruyantes. Sept présidents de la République (depuis De Gaulle) ont refusé l’idée d’un musée de l’histoire coloniale en France. Pourquoi y a-t-il encore des places ou des rues qui portent le nom du maréchal Bugeaud qui a tant réprimé en Algérie ? Pourquoi des rues encore au nom du maréchal Lyautey ? A Paris - comme à Bordeaux ou à Marseille -, il y a encore au moins 150 lieux, rues et monuments qui rendent hommage à des colonialistes ou à des esclavagistes, sans parler du reste de la France. Nantes a fait un travail de mémoire important sur son rôle dans le commerce triangulaire et l’esclavage. Il faut prendre pour modèle ce qu’a fait cette mairie, et en «douceur». La Rochelle et Lorient sont en retard, Bordeaux commence seulement à réfléchir, un peu sous la contrainte de l’opinion publique parce que des universitaires et des associations travaillent sur ces questions depuis des années.
Une Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) et des journées de commémoration nationales ont bien été instaurées ?
Leur travail est remarquable, mais cela reste une goutte d’eau. Et les statuts de la fondation viennent seulement d’être validés, l’abolition date de 1848 et il a fallu attendre 2020 pour qu’une fondation ait enfin ses statuts. C’est long.
La recherche en France est-elle en retard sur ces questions ?
Toute ma génération de chercheurs sur la question a été sacrifiée. Ils n’ont jamais eu de postes en France et ils sont tous partis à l’étranger. J’ai écrit qu’il fallait que le CNRS recrute un chercheur en études postcoloniales… et cette prise de position m’a valu des critiques virulentes. Pourtant, ces postes ont été créés en Allemagne ou en Grande Bretagne ! Ici, la question est interdite. Ce n’est pourtant pas être antirépublicain de réfléchir au passé esclavagiste et colonial de la France, au contraire. Cela fait cinquante ans qu’on méprise l’histoire des anciens colonisés. La fracture coloniale est aujourd’hui visible.
Et les violences policières, sont-elles le résultat indirect de ce défaut d’histoire ?
La police est le fruit de notre histoire commune comme le reste de la société. Il y a eu une police des Noirs en 1777. Qui le sait ? En 1925, il y avait une police des «Arabes» à Paris rue Lecomte, en 1940 il y avait une police des Juifs. Il faut aussi raconter cette histoire. La police est une institution républicaine, elle doit défendre tous les citoyens. Il y a dix fois moins de contrôles au faciès en Allemagne. Pourquoi ? Parce que la police allemande est formée. Ce n’est pas le cas en France. Je crois en la pédagogie. Les images le prouvent aujourd’hui, voir des manifestations aussi métissées - africaine, blanche, asiatique, latino - qu’aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne est un signe. Voir un policier mettre un genou à terre aussi. L’histoire a enfin été affrontée. Cela donne beaucoup d’espoir pour l’avenir.