Tribune. «Instaurer une forme d'équité financière», ce sont les mots utilisés par Edouard Philippe le 19 novembre 2018 pour justifier la multiplication par seize des frais d'inscription des étudiant·e·s ne venant pas de l'Union européenne. Depuis 2019, les frais sont en théorie passés à 2 770 euros en licence (contre 170 euros) et 3 770 euros en master (contre 243 euros) pour tou·te·s les étudiant·e·s étranger·e·s hors UE. En pratique, cette réforme a été tellement rejetée qu'elle n'est presque pas appliquée. Universités d'Orléans, de Paris-2, de Rennes-1 et de Franche-Comté, voici les quelques établissements ayant appliqué la mesure pour l'année 2019-2020.
En octobre 2019, le Conseil constitutionnel est venu conforter ces refus : aucune sélection par l'argent ne doit être appliquée à l'entrée de nos formations. Seuls des frais d'inscription «modiques» peuvent être imposés. Le 12 juin 2020, le Conseil d'Etat devra se prononcer sur le plan si hypocritement nommé «Bienvenue en France» et décider s'il s'agit de frais modiques ou non. Dans les universités, personne ne veut de cette prétendue «équité financière».
Personne n’en veut car elle est contraire à la vocation même de notre enseignement supérieur : permettre à toutes et tous d’accéder à une formation, former toute une population sans frontières de nationalité.
Personne n'en veut car elle reproduit les fameuses «inégalités de naissance» tant dénoncées par Emmanuel Macron lors de sa campagne mais qu'il ne fait qu'aggraver.
Personne n’en veut car elle repose sur l’idée préconçue selon laquelle les étudiant·e·s étranger·e·s seraient un poids pour notre pays. Il·elle·s font, à l’inverse, notre force : leur apport à la société française, même s’il n’est pas réductible à cette seule dimension économique, représente 1,69 milliard d’euros par an (1), alors que celle-ci ne leur donne même pas accès à la majeure partie des aides sociales.
Un cercle de plus en plus élitiste
Etudiant·e·s, enseignant·e·s, universitaires, syndicalistes, personnalités politiques, économistes, parlementaires, avocat·e·s, militant·e·s et citoyen·ne·s, par cette tribune nous refusons cette pseudo «équité financière», réelle discrimination des étudiant·e·s étranger·e·s hors Union européenne.
Monsieur le Président, Monsieur le Premier ministre, nous sommes tou·te·s concerné·e·s par votre réforme. En effet, si «l'éducation est l'arme la plus puissante pour changer le monde», comme le disait Mandela, vous transformez effectivement notre société en un cercle de plus en plus élitiste où les universités se métamorphosent en clubs privés. Clubs ouverts uniquement aux pays considérés comme «intéressants», et non pas à ceux du continent africain par exemple, où les étudiant·e·s devraient pouvoir «étudier chez eux».
Nous n’acceptons pas l’enseignement supérieur des plus riches que vous nous imposez. Nous n’acceptons pas que deux étudiant·e·s dans la même salle de classe ne paient pas les mêmes frais pour assister exactement aux mêmes formations. Le savoir doit être libre, et ne connaître aucune frontière.
Nous sommes lassé·e·s de voir votre gouvernement s’exonérer de sa responsabilité de financement de nos services publics. Les universités sont à bout. Elles manquent de moyens, et faire payer les étudiant·e·s ne sera jamais la solution. Comment penser faire reposer sur les étudiant·e·s, quelle que soit leur nationalité, le «tiers», voir bien davantage (2), du financement de leur propre formation ? Qui penserait à faire payer aux malades le «tiers» des frais engagés spécifiquement pour les soigner (du personnel médical, aux lits et infrastructures médicales en passant par les médicaments) ? Qui penserait faire payer aux enfants placé·e·s de l’Aide sociale à l’enfance le «tiers» de l’indemnisation des familles qui les accueillent ? Qui penserait à multiplier par quinze les prix des abonnements de transports pour financer le «tiers» du coût des rails ? C’est tout simplement mettre fin à la solidarité nationale, aux services publics financés par tou·te·s pour le bien de chacun·e. Cette solidarité, elle n’exclut pas en fonction de la nationalité.
La décision du Conseil d’Etat sera cruciale pour les étudiant·e·s étranger·e·s, mais aussi pour toute la société. Chacun·e attend de savoir si ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux ou nièces, ses cousin·e·s, ses frères et sœurs, auront à payer jusqu’à 3 770 euros pour étudier, et probablement bien plus demain.
Ces montants ne sont pas modiques.
3 770 euros, c’est quasiment l’intégralité de l’argent donné à un·e boursier·e échelon 4 pour vivre durant toute son année universitaire. 3 770 euros, c’est en moyenne huit mois et demi de loyer pour un·e étudiant·e logeant dans le privé (3). 3 770 euros, c’est presque deux fois plus que ce que gagnent 59% des Français·es par mois (4). 3 770 euros, c’est largement plus que le salaire moyen annuel au Maroc, premier pays d’origine des étudiant·e·s étranger·e·s en France (5).
A l’heure où la précarité étudiante ne cesse de progresser, où les récentes réformes n’ont cessé d’aggraver les choses, où beaucoup d’étudiant·e·s ont perdu des sources de revenus du fait du confinement, les étudiant·e·s ne peuvent pas et ne doivent pas payer plus.
Parce que nous sommes tou·te·s concerné·e·s, nous apportons notre soutien au recours porté par les syndicats d’étudiant·e·s, de personnels, d’enseignant·e·s et les associations d’étudiant·e·s étranger·e·s afin de faire annuler le plan «Bienvenue En France». Aux universités : continuez de résister face à cette réforme discriminatoire. A nos gouvernant·e·s, prenez vos responsabilités : n’attendez pas la sanction juridique pour abroger ce plan inique.
Tribune initiée par l'Unef.
Premier∙e∙s signataires : Asepef (Association des étudiants péruviens en France), Guillaume Balas (coordinateur de Génération·s), Ericka Bareigts (députée de la Réunion, PS), Julien Bayou (secrétaire national d'EE-LV), Eric Beynel (co-secrétaire général de SolidairEs), Julia Cagé (économiste), Laurence De Cock (historienne, université Paris-Diderot), Rokhaya Diallo (journaliste et réalisatrice), Elsa Faucillon (députée des Hauts-de-Seine, PCF), Fessef (Fédération des étudiants et stagiaires sénégalais en France), David Flacher (économiste), Cécile Gondard-Lalanne (co-secrétaire générale de l'union syndicale SolidairEs), Mélanie Luce (présidente de l'Unef), Grace Ly (autrice), Philippe Martinez (secrétaire général de la CGT), Jean-Luc Mélenchon (député des Bouches-du-Rhône, LFI), Claire Monod (co-coordinatrice de Génération·s), NUS (National Union of Students, Royaume-Uni), Danièle Obono (députée de Paris, LFI), Fabien Roussel (secrétaire national du PCF et député du Nord), Dominique Sopo (président de SOS Racisme), Maboula Soumahoro (maîtresse de conférences à l'université de Tours), Benoit Teste (secrétaire général de la FSU), Aurélien Taché (député du Val-d'Oise, EDS), Marie Toussaint (députée européenne, EE-LV), Françoise Vergès (politologue, militante féministe décoloniale antiraciste), UEAF (Union des étudiants algériens de France), UEVF (Union des étudiants vietnamiens en France), UGET (Union générale des étudiants de Tunisie), UESNF (Union des étudiants et stagiaires nigériens en France), Simeng Wang (sociologue, chargée de recherche au CNRS)…
(1) Chiffres de la Cour des comptes rapportés par Campus France : les étudiant·e·s étranger·e·s «coûteraient» 3 milliards d'euros à la France chaque année mais «rapporteraient» 4,69 milliards.
(2) Dans certaines filières, comme en Sciences humaines, ces frais représentent bien plus que le tiers du coût de la formation et atteignent parfois le coût annuel complet.
(3) En 2016 d'après l'OVE, «Le logement étudiant», octobre 2017.
(4) Moins de 2 000 euros selon l'Observatoire des inégalités en 2018.
(5) Données de la Banque mondiale, 2016.