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Libération
Chronique «Politiques»

L’apothéose des déclinistes

Même si face à la pandémie, la France n’a pas fait plus mal que ses voisins, le sentiment dominant reste ici l’insatisfaction et un constant pessimisme.
publié le 10 juin 2020 à 17h11

La pandémie du coronavirus ne pouvait pas être seulement une épreuve historique pour la France. Comme si cela ne suffisait pas, il faut qu’elle soit aussi un désastre typiquement français. Telle est la thèse d’élitaire que soutient avec un grand succès un bataillon entier de déclinistes. Philosophes renommés, économistes réputés, polémistes brevetés, politologues estimés, sociologues engagés, et bien entendu hommes politiques radicalisés, tous veulent faire de la crise sanitaire qui s’éloigne, de la crise économique qui s’installe, de la crise sociale qui s’annonce, la démonstration du déclin français, la preuve finale du déclassement d’une ancienne et glorieuse nation. Un pays qui se souvient d’avoir été une grande puissance et ne se voit plus que comme un acteur international de second ordre. Un peuple qui avait inventé un modèle social enviable et qui enrage de vivre enserré par une bureaucratie mais abandonné par son Etat. Des citoyens qui n’accordent plus aucune confiance, aucune estime à leurs dirigeants, qui rejettent le pouvoir politique et détestent leurs élites. Une France profondément divisée, déchirée, démembrée, jadis objet de fierté, aujourd’hui sujet de dédain ou d’apitoiement. Une France en déshérence, en deuil d’elle-même : tel est le miroir funèbre que nous tendent nos déclinistes triomphants. Puisque tout va mal, puisque le coronavirus s’est abattu sur la France, puisque les crises s’empilent, puisque les bonnes répliques ont été introuvables (selon eux), voici donc l’apothéose des déclinistes. Jadis, il nous fallait des historiens ou des économistes, maintenant c’est l’heure des collapsologues.

Or, les Français leur donnent largement raison, preuve de leur victoire idéologique. Nos concitoyens sont depuis des lustres, on le sait, les plus pessimistes des Européens, les plus pessimistes des Occidentaux, plus sombres même que des peuples plongés dans la guerre. Ils doutent de leurs gouvernements, de leur démocratie, comme nulle part ailleurs sur le Vieux Continent. Ils sont plus mécontents que leurs voisins de la manière dont le pouvoir a fait face à la pandémie. Ils voient l’avenir en sombre, plus que les autres. Ils ont effectivement le sentiment aigu d’un déclin collectif inexorable. Ils ont l’impression de vivre dans une société de défiance et de ressentiment. L’actualité illustre à leurs yeux le pire de leurs appréhensions. Le premier parti politique français est aujourd’hui le parti décliniste.

Pourtant, face à la pandémie, la réaction de la France n’a pas été déshonorante. Il y a eu, surtout au début, beaucoup d’hésitations, de tâtonnements, de contradictions, comme presque partout. Il y a eu de graves échecs et beaucoup de dissimulations à propos des tests et des masques. Des dérives bureaucratiques ont existé. Mais il y a eu aussi et surtout une mobilisation inouïe des soignants, beaucoup d’actes de solidarité et de dévouement au sein de la société. Contrairement à ce qui s’est beaucoup dit et écrit, l’Etat ne s’est en rien effondré. Le confinement, une décision immense et sans précédent, a été efficace. Les collectivités locales ont bien joué leur rôle. D’ailleurs, au cœur de la pandémie, la France n’a pas fait plus mal que ses voisins italiens, espagnols, britanniques, bien au contraire. Seule l’Allemagne a fait beaucoup mieux. Les décisions économiques et sociales ont été immédiates, ambitieuses, judicieuses. Le chômage partiel a été mis en place à une échelle et avec une promptitude impressionnantes. Les aides aux plus fragiles n’ont pas tardé, même si elles ne peuvent répondre à toutes les situations. Les entreprises ont bénéficié de prêts, de garanties, de subventions, d’exonérations ou de décalages fiscaux et sociaux, comme jamais dans notre histoire. Très peu de pays peuvent en dire autant. L’effort public, donc politique, a été proportionnel à la crise. Jusqu’ici, le déconfinement se met en place méthodiquement. L’épreuve ne fait certes que commencer, on sait bien qu’en matière économique et sociale, le deuxième semestre sera extrêmement difficile et qu’il faudra bien deux ans pour sortir tout à fait de la crise. La France n’a pourtant pas répondu de manière indigne à cette adversité tragique, pas plus que l’Union européenne d’ailleurs, malgré ses balbutiements initiaux. A situation hors du commun, il y a eu réplique honorable et mobilisation générale. Pas parfaite, certes mais en rien déshonorante. Et cependant la thématique qui domine dans le débat actuel, c’est l’affaissement de l’Etat, le déclassement de la France, le déchirement de la société, l’absence de perspective et d’espérance, bref la perception endeuillée d’un avenir qui ressemble à un tableau de Soulages. Tragique, forcément tragique. Et si le déclinisme était le pire défaut français, son éternel handicap, son frein permanent, son infirmité spécifique ?