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Assassinats politiques en Afrique centrale (1958-1961)

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Questions à Karine Ramondy, chercheuse-associée à l’UMR SIRICE Paris I Panthéon-Sorbonne. Elle est spécialiste de l’histoire de l’Afrique dans les relations internationales au XXe siècle, l’histoire des violences coloniales et post-coloniales et de l’anthropologie historique du combattant. Elle vient de publier Leaders assassinés en Afrique centrale 1958-1961 : Entre construction nationale et régulation des relations internationales (Paris : L’Harmattan, 2020). Comment avez-vous réussi à
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publié le 11 juin 2020 à 10h07
(mis à jour le 11 juin 2020 à 10h18)

Questions à Karine Ramondy, chercheuse-associée à l'UMR SIRICE Paris I Panthéon-Sorbonne. Elle est spécialiste de l'histoire de l'Afrique dans les relations internationales au XXe siècle, l'histoire des violences coloniales et post-coloniales et de l'anthropologie historique du combattant. Elle vient de publier Leaders assassinés en Afrique centrale 1958-1961 : Entre construction nationale et régulation des relations internationales (Paris : L'Harmattan, 2020).

Comment avez-vous réussi à reconstruire l'histoire de ces quatre disparitions ?

Enquêter sur les leaders charismatiques assassinés au temps des indépendances (Patrice Lumumba, Ruben Um Nyobè, Félix Moumié) ou soupçonnés de l’avoir été (Barthélémy Boganda) n’est pas chose aisée.
Les assassinats sont des meurtres extrajudiciaires commis avec préméditation par les organes d’un État à des fins politiques. Ce sont des actions planifiées et exécutées de façon à ce que les commanditaires ne soient pas identifiables. Cette pratique permet aux gouvernements autoritaires mais aussi démocratiques de s’affranchir de certaines des normes qui régissent le système international telles que la souveraineté et les droits de l’homme. Cependant la clandestinité de ces covert action ne garantit pas un secret absolu et c’est l’une des marges de manœuvre de l’historien.
Ces leaders ont été des « victimes », mais l’enjeu est aussi de ne pas parler le langage des héros. Il faut décrypter, historiciser et questionner à nouveau de ce qui va de soi.
Pour réaliser ce travail, j’ai consulté de nombreuses sources en Europe, aux États-Unis, en Afrique afin de reconstituer l’enchaînement des évènements et laisser place à de nouvelles interprétations : archives privées et des témoignages oraux inédits, des archives militaires et politiques dont certaines ont été déclassifiées permettant, par exemple, l’analyse de l’accident d’avion du président Boganda. Une partie de ma démarche d’investigation a reposé sur la constitution d’une commission informelle d’experts à la DGAC pour réexaminer le rapport d’enquête sur ce crash.
Mêlant les approches classiques des relations internationales, ce travail a aussi mobilisé les apports de l’anthropologie historique et de la méthode comparative.
L’approche comparée m’a permis de cerner des connexions politiques, médiatiques et financières qu’avait interrompues le narratif national ou l’approche métropole-colonies et d’appréhender pleinement le rôle des décideurs et acteurs à toutes les échelles dans ces disparitions. Le croisement des sources dans les domaines de la Défense et du renseignement apporte, par exemple, un éclairage précis sur les actions réalisées par les puissances pour entraver celle des leaders étudiés et les faire disparaître.

Pourquoi ces dirigeants d’Afrique centrale ont-ils été assassinés en si peu de temps entre 1958 et 1961 ?

Cette restriction chronologique résulte d’une adaptation réaliste au moment d’accélération de l’Histoire que représente l’indépendance de nombreuses colonies. La puissance explosive de ce terme – indépendance- va se révéler pratiquement très meurtrier à un moment-clé où les puissances coloniales perdent le contrôle de la « rente coloniale » pour un avenir incertain dont il est urgent d’en maîtriser les enjeux en pleine guerre froide.

Par ailleurs, cette concentration d’assassinats politiques au tournant des années 60 au moment des indépendances africaines trouve l’une de ses origines dans la combinaison sans précédent d’espérances et d’occasions nouvelles mais aussi de soupçons nés de l’indépendance. Le tracé des frontières de l’Afrique à l’époque coloniale a été bien souvent arbitraire, ne tenant guère compte des différences ethnolinguistiques, ni des unités plus anciennes d’organisation sociale. Le résultat a été, au temps des indépendances, le déclenchement simultané de crises distinctes, mais étroitement liées, l’une centrée sur la question de la construction nationale, l’autre sur la légitimité politique parfois liée à la question ethnique.

Il est clair que ces leaders, au parcours atypique et fulgurant, ont repéré un chemin dans une situation de rupture et parviennent à expliciter les sentiments d’une large partie de leurs compatriotes. Ce sont aussi des hommes porteurs de projets ambitieux et indépendants pour leurs jeunes nations qui refusent ou/et tentent de se jouer de la bipolarisation avec d’ailleurs peu de succès. Les réseaux panafricains et la tribune de l’ONU ne suffisent pas à les protéger efficacement de leurs ennemis

En quoi ces assassinats politiques diffèrent-ils ou pas d’autres disparitions similaires dans le reste de l’Afrique dans les contextes de décolonisation et de guerre froide ?

L’approche comparée des quatre trajectoires étudiées m’a permis d’établir des invariants liés à l’assassinat politique avec le rôle de la justice, l’implication des médias, l’absence de sépultures décentes ou encore les condamnations mémorielles dont ces leaders sont frappés et qui aboutissent a contrario à leur célébration. Le traitement des assassinats de Sylvanus Olympio au Togo en 1963 ou du Prince Rwagasore au Burundi en 1961 devaient, à l’origine, être intégrés à ce travail doctoral mais il a été nécessaire de resserrer le champ d’études chronologiquement et géographiquement.

Cette recherche aidera, je l’espère, à poursuivre et à renouveler l’histoire de ces nombreux autres assassinats qui ont émaillé l’indépendance et les premiers pas de pays aussi divers que le Maroc (Mehdi Ben Barka, 1965) et du Cap –Vert et Guinée Bissau (Amilcar Cabral, 1973) pour ne citer que ceux-là. Mais la pratique de l’assassinat dépasse largement le cadre de l’Afrique et de la guerre froide. Il apparaît même comme une arme utilisée de façon de plus en plus décomplexée comme le révèlent les récents exemples des assassinats de Kim Jong Nam en 2017, le demi-frère du dictateur actuel ou encore le récent assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à l’intérieur du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul en 2018.

L’assassinat politique, comme pratique des relations internationales, est promis à un bel avenir car il permet d’affirmer la puissance des commanditaires sans les impliquer ouvertement tout cela à peu de frais pour le résultat apporté.

Bibliographie très succincte :
Jean-Pierre BAT, La fabrique des barbouzes- Histoire des réseaux Foccart en Afrique, Paris, Nouveau Monde, 2015.
Florence BERNAULT, Démocraties ambiguës en Afrique centrale. Congo-Brazzavile, Gabon (1940-1965), Paris, Karthala, 1996.

Olivier FORCADE, Sébastien LAURENT, Secrets d'État. Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain. Paris, Armand Colin, coll. « L'histoire au présent », 2005.

Lise NAMIKAS, Battleground Africa – Cold War in the Congo, Stanford, W.Wilson Center, 2012

Luc SINDJOUN, Sociologie des relations internationales africaines, Paris, Khartala, 2002.

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