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TRIBUNE

Traitement contre le Covid-19 : faut-il payer le prix fort ?

Dans les pays où le secteur public finance une grande partie de la recherche fondamentale et distribue des aides au secteur privé, l’Etat pourrait exiger, en échange, des prix modérés pour les médicaments issus de ces recherches.
A picture taken in Villiers-Le-Bel, north of Paris, shows a box of SARS-Cov-2 blood test manufactured by the AAZ company, on May 15, 2020 five days after France eased lockdown measures taken to curb the spread of the COVID-19 pandemic, caused by the novel coronavirus. (Photo Martin Bureau. AFP)
par Izabela Jelovac, Directrice de recherche CNRS au Groupe d’analyse et de théorie économique (GATE) Lyon-St Etienne.
publié le 11 juin 2020 à 18h26

LES INÉDITS DU CNRS Une fois par mois, Libé publie, en partenariat avec le magazine en ligne de l’organisme (lejournal.cnrs.fr), une analyse scientifique originale.

Les ravages du Covid-19 sont énormes. A ce jour, on estime à près de 30 000 les morts en France et à plus de 410 000 dans le monde. Nous venons de vivre en France un confinement de 55 jours qui a engendré ralentissement économique, chômage, précarité, violences domestiques, troubles psychologiques, etc. Face à l’ampleur des dégâts, les retombées médicales, économiques et sociales d’un médicament (traitement ou vaccin) contre la maladie seraient considérables. Il permettrait en effet d’éviter de multiplier dans le temps cette somme de dégâts. Cela signifie-t-il que la société dans son ensemble est prête pour l’avoir à payer le prix fort ? Oui, certainement. Pour autant, doit-elle le faire ? Pas forcément.

Le prix dont il est question ici est celui perçu par le laboratoire pharmaceutique, entreprise privée qui commercialiserait un nouveau médicament. Souvent, ce prix ne répond pas aux lois traditionnelles du marché entre l’offre des marchandises disponibles et la demande des acheteurs. Dans les pays qui ont un système de protection sociale développé, le prix d’un médicament est en effet largement subventionné par le secteur public pour protéger les malades d’un risque financier malvenu. In fine, la majeure partie des bénéfices des grandes entreprises pharmaceutiques est issue des fonds publics consacrés à la santé et à la Sécurité sociale. L’Etat s’apparente donc à un acheteur unique. Pour des produits médicaux innovants, cet acheteur unique fait face à un vendeur unique qui jouit d’une protection de son innovation par brevet et de l’exclusivité commerciale qui y est associée. C’est la raison pour laquelle le prix des médicaments innovants est dans de nombreux pays le résultat d’une négociation entre les deux parties prenantes, à savoir l’entreprise pharmaceutique et les pouvoirs publics.

Ce prix négocié doit l’être à l’avantage des deux négociateurs. Il ne doit donc pas être inférieur à la somme des dépenses du laboratoire pharmaceutique pour lui éviter des pertes et un découragement à la recherche future. Mais il ne doit pas être supérieur au montant maximal que la société dans son ensemble est prête à payer. Le prix négocié, influencé à la baisse ou à la hausse par les pouvoirs publics et par l’entreprise privée, se situe donc en théorie entre ces deux montants limites.

Concernant la limite supérieure, les méthodes de l’évaluation médico-économique permettent de définir le montant maximal qu’on est prêt à payer. On l’appelle la disposition à payer. Il est naturel de penser que cette disposition à payer est proportionnelle aux gains associés au nouveau traitement, et elle est vraisemblablement très élevée pour un traitement contre le Covid-19 pour les raisons évoquées plus haut. Les laboratoires pharmaceutiques en sont bien conscients.

Concernant la limite inférieure, en revanche, on est dans le flou. Les dépenses des laboratoires pharmaceutiques sont certainement très élevées, ils nous le rappellent souvent. Les activités de recherche et de développement sont longues, risquées, et elles rencontrent divers échecs avant d’aboutir à une éventuelle innovation commercialisable. Le montant de ces dépenses n’est pour autant connu que de l’entreprise pharmaceutique, qui n’a bien entendu aucun intérêt à le divulguer. La délocalisation des essais cliniques et de la production des médicaments ne facilitent pas l’estimation de ces dépenses. Nous nous trouvons donc dans une situation d’asymétrie d’information entre les deux négociateurs et elle est à l’avantage du laboratoire pharmaceutique qui, de par sa forme juridique traditionnelle d’entreprise privée, se doit de maximiser ses gains financiers. Tout ceci explique assez naturellement que les prix des nouveaux médicaments soient si proches de la limite supérieure, à savoir de la disposition à payer.

Reste un paramètre important à considérer : le secteur public est lui aussi un important contributeur au développement de nouveaux traitements, et ce de deux manières au moins. D’une part, il finance directement une grande partie de la recherche fondamentale. En France par exemple, celle-ci s’effectue dans les établissements publics : universités, organismes de recherche, comme l’Inserm ou le CNRS. L’Etat finance les salaires de nombreux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que le fonctionnement des laboratoires publics. La partie fondamentale de la recherche est une pierre angulaire du processus et les laboratoires privés bénéficient du transfert de ces connaissances.

D’autre part, l’Etat distribue au secteur privé des aides à la recherche, sous forme de crédit d’impôt-recherche par exemple. Il ne s’agit certainement pas de réduire à l’avenir les investissements privés et publics dans la recherche, bien au contraire. Cependant, le transfert de connaissances ainsi que les aides publiques pourraient être assortis de conditions. C’est exactement la nature de l’entente entre Sanofi et le ministère américain de la Santé et des Services sociaux (Biomedical Advanced Research and Development Authority ou Barda) qui conditionne le partage des risques financiers de Sanofi à la primeur de la mise sur le marché d’un éventuel nouveau vaccin anti-Covid-19 sur le sol américain.

Dans un autre style, c'est également la nature des Product Development Partnerships (PDP) qui associent par des contrats des acteurs privés et publics avec l'objectif de développer des médicaments accessibles pour traiter des maladies endémiques de pays en développement. Par exemple, le Fexinidazole, un nouveau médicament contre la maladie du sommeil (ou trypanosomiase humaine africaine) est le résultat d'un tel partenariat public-privé articulé autour de la fondation DNDi (Drugs for Neglected Diseases initiative), avec la participation d'experts des pays endémiques et de Sanofi. Ce partenariat a fonctionné en mode collaboratif et ouvert (open source), et le Fexinidazole a été mis sur le marché sans demande de brevet préalable.

Rien n’empêche la France et l’Europe de proposer elles aussi des conditions à la hauteur de leurs valeurs. Le transfert de connaissances et le paiement des aides à la recherche privée pourraient par exemple être conditionnés à un prix final modéré, à un accès partout dans le monde au nouveau médicament ou encore à l’assurance d’une disponibilité de la production. Payer le prix fort n’est donc en rien une fatalité. A nos pays d’être créatifs…