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Blog «Ma lumière rouge»

"Qui voudrait que sa fille soit prostituée?"

Blog Ma lumière rougedossier
Ou comment légitimer le rejet des travailleurSEs du sexe
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publié le 14 juin 2020 à 0h25

A l’occasion des obsèques d’amies et collègues, assassinées ou poussées au suicide, le mouvement des travailleurSEs du sexe se trouve souvent confronté aux familles et entourages. C’est le moment de re-constater le poids de la stigmatisation, lorsqu’on nous demande de ne pas évoquer son travail, pour éviter les mauvaises réactions, éviter d’avoir à affronter les remarques des personnes qui ne savaient pas, éviter les rumeurs et les scandales quand le temps est au recueillement, pour se concentrer sur la personne et pas son travail qui «ne la définissait pas», pour ne pas être marquée à jamais par le stigmate dans le souvenir des gens.

Il y a néanmoins de nombreuses personnes qui savaient et qui acceptaient, malgré les récits dominants qui voudraient qu'une pute soit forcément objet de honte et d'inquiétude pour tout son entourage. On se souvient des paroles de ce célèbre homme politique affirmant «soyez cohérents, proposeriez-vous ce métier à votre mère, à votre fille ou à votre fils ? Non, bien sûr !» Il serait donc convenu que personne ne souhaite d'une pute dans sa famille, comme (autrefois?) personne ne voulait d'un «fils pédé» ou d'une «fille qui épouse un noir».

On nous objectera que ce n’est pas la honte le problème, mais plutôt le fait d’éviter une vie de malheur et de souffrance aux personnes qu’on aime. Là encore, cela fait écho à d’autres coming-out, quand des parents s’inquiètent que leur enfant sera forcément malheureux, demandent si tu ne pourrais pas au moins être bisexuel pour conserver une apparence sociale qui réduise l’exposition aux discriminations, ou pour avoir «la chance» d’avoir des enfants plus tard...

Au tout début de mon activisme pute, j’espérais une visibilité massive sur le modèle des luttes gays et lesbiennes, et qu’une stratégie de coming-out permettrait de révolutionner le regard porté sur les travailleurSEs du sexe. Nous parlions de réappropriation de l’insulte pute en fierté, de pute pride, et d’une prise de conscience lorsque les gens se rendraient compte qu’une personne autour d’eux qu’ils connaissent, et qu’ils aiment, fait aussi ce travail. La réappropriation des narrations sur soi-même, pour contrer les mensonges, a cependant été sapée par la diffamation et le shaming généralisé.

Les travailleurSEs du sexe visibles ont été exposées ces dernières années à des contrôles fiscaux, des discriminations de la part des banques, des expulsions de leur logement, des divorces, des rejets de leur famille, la perte d’autres occupations professionnelles, et bien sûr ont été représentées comme des proxénètes, des salopes égoïstes, complices des pires horreurs comme le viol, l’esclavage et l’exploitation des enfants. Quand on risque de tout perdre, y compris les gens qu’on aime, qu’on risque de se retrouver à la rue du jour au lendemain, ou de voir ses enfants subir les pires haines et harcèlement jusque dans les écoles, il est compréhensible que la majorité préfère encore ne rien dire publiquement. Cela n’empêche pas de plus en plus de personnes de parler à visage découvert, et oui les choses progressent grâce à elles.

Parfois, des journalistes demandent des «témoignages» pour parler des difficultés dans la vie affective et amoureuse, comme s’il était normal qu’un homme (on se préoccupe beaucoup moins des partenaires femmes) puisse mal vivre le travail sexuel de la personne aimée, avec toujours et encore le stéréotype que les travailleurSEs du sexe font souffrir leur entourage. Mais quelle est cette souffrance? Sommes nous responsables des personnes qui demandent à nos parents ou nos maris «est ce que tu sais ce que ton fils/il fait?»? C’est toujours forcément de notre faute, si un tag «pute» ou «pédé» se retrouve dans l’ascenseur de l’immeuble, et que même les grands parents le voient, parce qu’on avait besoin de le dire à tout le monde.

Peut être serait il intéressant un jour de se poser les bonnes questions. N’est ce pas plutôt le système hétérosexuel qui fait souffrir les gens? Pourquoi la famille est elle une institution valide et irréprochable? Pourquoi un homme est il censé subir un affront parce qu’on ne lui est pas sexuellement exclusif? Pourquoi le couple monogame est il un modèle social représenté comme source de bonheur universel quand toutes les statistiques sur les violences faites aux femmes démontrent le contraire? Pourquoi faut il considérer comme sain la volonté d’appropriation de l’autre, au point de lui interdire une vie sexuelle libre et autonome? Pourquoi la jalousie, le contrôle et la surveillance sont perçus comme des preuves d’amour et pas un comportement violent? Pourquoi le fait d’être pénétré sexuellement devrait être synonyme de dégradation et d’humiliation, ou comparé au fait de mettre à disposition son corps, ou d’être réduit à l’état d’objet, comme s’il n’y avait qu’un seul «actif» dans la relation sexuelle? Pourquoi faut il «attendre le bon», ou «l’amour», avant de pouvoir baiser sans quoi on ne se respecterait pas?

Il est navrant de devoir revenir à ces bases, et de constater que l’ensemble de la classe politique, l’ensemble de la société, pratique à longueur de temps le slut-shaming et la putophobie. Le seul moyen de s’en sortir est de se revendiquer comme victime, telle Marie-Madeleine, pardonnée pour ses pêchés par le Christ. La bonne pute acceptable doit être malheureuse et souffrir, faire souffrir et faire honte. Seule la repentance pourra l’absoudre.

Souvent les gens demandent comment être un bon allié, et voudraient bien ’aider', mais n’iraient pas jusqu’à imaginer quelqu’un de leur famille «faire ça», parce qu’il faut toujours se représenter le travail sexuel comme un échec, une situation par défaut. Il y aurait des métiers dont on peut être fier pour soi et les autres, et d’autres non, tandis que pute ne serait même pas un métier au point où on n’en parle même pas. Qu’est ce que cela veut dire? Comment en arrive t’on au point qu’un métier qui consiste à éborgner et tabasser des gens soit à ce point défendu par tout un système, tandis que celui qui consiste à donner du plaisir soit à ce point diffamant?

Si vous ne voulez pas que «votre fille soit prostituée», c’est sans doute vous qui avez un problème, et pas «elle», et il y a de fortes chances que son principal problème et source de souffrance ne soit pas son travail (malgré toutes les mauvaises conditions d’exercice), mais votre réaction à vous. Si vous souffrez du travail sexuel d’un proche, c’est à vous de faire un travail sur vous-même, et de comprendre ce qui ne vas pas chez vous, plutôt que d’accuser la personne que vous prétendez aimer, mais que vous contribuez à stigmatiser. C’est vous qui êtes la cause du problème, et pas notre existence en tant que travailleurSEs du sexe.