Le meurtre révoltant de George Floyd par des policiers blancs à Minneapolis a suscité une vague planétaire inédite de manifestations contre le racisme. Lorsque ce poison mortel, jusqu'à sa forme la plus criminelle, fait des représentants et garants de la loi, chargés à ce titre d'assurer la protection des droits de tous, des émules du Ku Klux Klan, il est plus inacceptable encore. L'on ne peut que se réjouir de voir s'élever les consciences contre pareilles horreurs. L'on peut aussi espérer que l'on n'en reste pas à l'expression d'une émotion mondialisée.
Une émotion «saine qui dépasse les règles juridiques qui s'appliquent», selon le ministre de l'Intérieur, dont on n'attend pourtant pas que face à des adultes, et dans un Etat de droit, il s'érige en arbitre des émotions, et juge qu'elles priment sur le droit. A ce compte, un suprémaciste blanc pourrait aussi bien considérer que les «émotions» qui ont conduit à lyncher tant de Noirs accusés d'avoir violé des femmes blanches sont «saines» : ne faut-il pas protéger les femmes des agresseurs qu'elles dénoncent, coupables puisqu'elles les incriminent ?
L'inconvénient - qui n'est pas mince - du privilège accordé à l'émotion, a fortiori lorsqu'elle déferle d'un bout à l'autre de la planète, noyant les spécificités sociohistoriques, est, outre la confusion qu'il génère, son peu de considération pour les faits.Adama Traoré n'est pas George Floyd, n'en déplaise aux activistes qui surfent sur le crime commis aux Etats-Unis - écrasant ainsi la réalité propre de ce forfait.
Concernant le cas Traoré, il est indispensable que, dans le respect des règles de l'Etat de droit - pour toutes les parties -, l'on parvienne à une vérité judiciaire sereinement établie, à la suite du débat contradictoire éclairé par les éléments de l'enquête. Il est ahurissant que le président de la République, garant de la séparation des pouvoirs, demande à la ministre de la Justice de se pencher sur cette affaire, puis que celle-ci propose de recevoir la famille du jeune homme alors que l'affaire judiciaire est en cours. Récoltant au passage le ridicule de se voir rappeler à l'ordre par l'avocat de la famille Traoré. Pain bénit pour Marine Le Pen, laquelle ne souffle mot, attendant d'empocher les dividendes d'une telle faillite politico-institutionnelle.
Il est par ailleurs raciste que lors d'une manifestation, des militants «émus» insultent un gendarme noir, quant à lui parfaitement calme, en le traitant de «vendu».
Est-ce à une rhétorique alimentée par l'émotion, excellent carburant d'un activisme politique peut-être un peu moins «sain», sinon carrément douteux, de définir les faits ?
On peut le craindre lorsque, sur une radio de service public, l'on entend Virginie Despentes, star de la protestation contre le césar attribué à Roman Polanski, déclarer sans rencontrer de contradiction de la part du présentateur qu'il n'y eut jamais de ministre noir en France. Christiane Taubira, pour ne citer qu'elle (une «vendue» elle aussi ? Une «Bounty» ?), traitée de «guenon» lorsqu'elle était garde des Sceaux, appréciera.
Dans son livre récemment paru, Woody Allen revient sur les accusations portées à son encontre par Mia Farrow, son fils Satchel-Ronan - figure de proue de #MeToo - et sa fille Dylan. Blanchi par deux enquêtes judiciaires approfondies, il n'en continue pas moins à subir les conséquences de ces fausses accusations (1). L'auteur de la Rose pourpre du Caire, qui écrit : «J'ai toujours détesté la réalité, mais c'est le seul endroit où on peut trouver des chicken wings dignes de ce nom», s'interroge en ces termes : «Je trouvais fascinant que tant de gens choisissent d'ignorer les faits et préfèrent croire les allégations d'abus sexuel.»
Une préférence qui interroge : car sous l'empire des émotions «saines», (ici la cause non des Noirs, mais des femmes et des enfants), la question de la réalité factuelle s'efface devant celle de la valence des discours : le plus coté sera le plus «vrai».
Au mieux (ou au pire ?), affichant une neutralité méprisante, l'on renverra dos à dos les deux parties : l'on n'aurait à faire qu'à des versions autoréférencées, aussi minables l'une que l'autre, qui en tant que telles s'équivalent. Les faits ? Pour quoi faire !
Ainsi, tout en s'insurgeant contre les censures visant le cinéaste, Elisabeth Roudinesco, emboîte-t-elle le pas aux amateurs de ragots salaces : Woody Allen, dit-elle, «a adopté avec sa belle-fille deux autres enfants, parce qu'il refuse d'engendrer une progéniture».
Un discours d'autorité, porteur des distorsions les plus malveillantes : Soon-Yi n'est pas «la belle-fille» de Woody Allen - elle ne le fut jamais -, mais son épouse.
La rhétorique (moralisatrice), plutôt que les faits. Une menace pour tous.
(1) Soit dit en passant, Stock, 2020.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.