Menu
Libération
TRIBUNE

L’état d’urgence innommé

Le projet de loi sur la sortie de l'état d'urgence ne prévoit pas l'abandon total des mesures exceptionnelles prises ces derniers mois. Au risque de glisser progressivement vers un mode de gouvernement par l’exception.
A l'Assemblée nationale, le 12 mai. (GONZALO FUENTES/Photo Gonzalo Fuentes. AFP)
par Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public, université Paris-Ouest Nanterre-La Défense
publié le 18 juin 2020 à 17h00

Tribune. Le projet de loi «organisant la sortie de l'état d'urgence» adopté en première lecture par l'Assemblée nationale s'apprête à être examiné au Sénat. Avec ce texte, le gouvernement souhaite tout à la fois acter la fin de l'état d'urgence sanitaire au 10 juillet (sauf pour les territoires de Mayotte et de la Guyane) et définir un «régime de sortie» dans lequel le Premier ministre conserve des pouvoirs exorbitants et notamment celui de réglementer la circulation des personnes, les conditions d'ouverture des établissements recevant du public ou encore les manifestations et rassemblements sur la voie publique ainsi que – suite à la première lecture parlementaire du texte – celui d'exiger des personnes circulant par voie aérienne sur le territoire national qu'elles présentent un certificat d'examens de biologie médicale.

Va-t-on, donc, sortir de l’état d’urgence ? Malgré le titre du texte et la communication publique qui l’accompagne, il faut répondre par la négative. La «sortie» dont il est question n’est ici qu’un horizon dessiné par le texte, mais non une réalité. Au contraire, son objet même est bien de créer un nouveau régime juridique applicable, un état d’urgence innommé. S’il prescrit bien que l’état d’urgence sanitaire dur voté le 23 mars 2020 doit en effet prendre fin le 10 juillet, le texte organise la prise de relais immédiate par un nouveau régime, pour une durée de près de quatre mois (ramené du 10 novembre au 30 octobre par les députés). L’interrupteur qu’on connaissait jusque-là (on est soit sous état d’urgence, soit en régime de droit commun) se fait donc variateur : le texte en discussion réduit la voilure de l’état d’urgence sanitaire tel que défini par la loi du 23 mars 2020, mais ce sont bien des pouvoirs exceptionnels de restriction des libertés fondamentales qui demeurent à la main du gouvernement.

«Super autorités»

Le projet de loi demeure ainsi pleinement ancré dans le registre de l’exception. Il maintient le Premier ministre, le ministre de la santé et les préfets en position de «super autorités» de police administrative habilitées à prendre des mesures générales et individuelles massivement restrictives des libertés. Plus encore, le projet de loi maintient en vigueur le régime de sanction extrêmement sévère et massivement dérogatoire au droit commun qui avait été inventé par la loi du 23 mars 2020 créant l’état d’urgence sanitaire. Le délit de violation réitéré des interdictions et obligations édictées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire est donc maintenu en vigueur, alors même que de nombreux acteurs doutent de sa constitutionnalité même (la Cour de cassation ayant transmis plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité à ce propos, le Conseil constitutionnel rendra prochainement son verdict sur ce point).

Que penser d’un tel texte ? N’est-il pas raisonnable de permettre au gouvernement d’avoir les moyens d’une action rapide en cas de nouveau pic épidémique ? Assurément. Mais en organisant une forme de brouillage officiel, de «tiers état» structurellement positionné entre droit commun et exception, le texte en cours de discussion qui fait advenir un état d’urgence innommé illustre à l’envi le plus grave des dangers représentés par le maniement banalisé, par les gouvernements, des régimes d’exception, à savoir, celui du glissement durable vers un mode de gouvernement par l’exception.

Le parlement hors jeu lors de la prochaine épidémie ?

En outre, il est loin d'être évident qu'un tel état d'urgence innommé ainsi créé soit justifié ou rendu nécessaire par les circonstances. Le droit commun auquel on reviendrait si l'état d'urgence sanitaire était pleinement levé est déjà très riche, et fourmille de dispositions qui, dans l'hypothèse d'un regain de vigueur de la circulation du virus, devraient permettre aux autorités de prendre les mesures nécessaires. L'article L. 3131-1 du code de la santé publique, notamment, permet au ministre de la Santé de prendre «toute mesure proportionnée aux risques encourus et appropriée aux circonstances» en cas de menace d'épidémie, tandis que d'autres dispositions permettent le placement à l'isolement, la mise en quarantaine ou encore les réquisitions administratives sanitaires. Alternativement, et si nous devions connaître une nouvelle vague épidémique de grande ampleur, le gouvernement pourrait remettre en vigueur l'état d'urgence sanitaire par simple décret en Conseil des ministres, en application précisément de la loi votée le 23 mars 2020 – le Parlement n'intervenant que pour le prolonger au-delà d'un mois.

Nombre des inquiétudes ici exprimées sont, c’est certain, renforcées par des éléments de contexte. Le premier, c’est l’héritage du précédent état d’urgence, déclenché en novembre 2015 suite aux attaques terroristes, maintenu en vigueur pendant deux très longues années, massivement utilisé et seulement difficilement contrôlé par les juridictions, et qui n’a finalement été levé qu’après que quatre de ses dispositions centrales ont été insérées dans le droit commun par la loi Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme (2017).

Atteinte grave à la liberté de manifester

Le second, c'est le poids des inquiétudes et critiques suscitées, dans de larges segments de la population, par l'insistance du gouvernement à maintenir des mesures permettant de restreindre ou interdire la liberté de manifestation au nom de la lutte contre la pandémie. Ainsi, plusieurs décrets pris en application de l'état d'urgence sanitaire interdisaient tout rassemblement de plus de dix personnes. Le 13 juin dernier, le Conseil d'Etat a jugé qu'ils portaient une atteinte «grave et manifestement illégale» à la liberté fondamentale de manifester. Le lendemain même, le gouvernement rétorquait en redéfinissant par décret (et donc, hors de toute délibération démocratique) le régime de la liberté de manifestation en période d'état d'urgence sanitaire : une interdiction de principe, assortie de la possibilité pour le préfet d'autoriser telle ou telle manifestation, sans toutefois que les critères à prendre en compte soient définis. A l'heure où il envisage de lever l'état d'urgence sanitaire tel qu'il résulte de la loi du 23 mars 2020, le gouvernement cherche à préserver, via le projet de loi «organisant la sortie de l'état d'urgence» en cours d'adoption, la possibilité de restreindre ou interdire tout rassemblement sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature.

Comment comprendre cette insistance ? Comment faire abstraction des multiples tensions sur ce point depuis plusieurs années ? Difficile d’ignorer en effet que la liberté de manifester a récemment été malmenée par les nombreuses interdictions générales et individuelles de manifester prises sous l’état d’urgence 2015-17, puis par la gestion policière d’une succession de crises sociales (de la loi travail de 2016 au mouvement des gilets jaunes) en passant par l’adoption de la loi anticasseurs d’avril 2019 (même expurgée de l’inconstitutionnelle interdiction administrative individuelle de manifester) et une politique sécuritaire illustrée par la manière dont certains acteurs, y compris très haut placés, surfent sur la mise en opposition de la police et des manifestants. Tout cela a un coût et pèse sur l’évaluation critique que l’on peut faire du texte en cours d’adoption dont on peut douter de la nécessité d’un point de vue sanitaire – mais dont on comprend bien l’intérêt politique, qui est de permettre un contrôle durable des populations via des restrictions durables à la libre circulation et aux droits d’expression politique.