Tribune. La France est un pays exceptionnel. C'est une République laïque, une et indivisible, qui élit son président au suffrage universel, exclut le vote à la proportionnelle aux élections législatives, et admet que la règle d'airain du «fait majoritaire» transforme le Parlement en simple chambre d'enregistrement. En somme, un pays qui, à la différence de tous ses voisins européens, s'est enferré dans un système de représentation qui, depuis l'instauration du scrutin présidentiel en 1962, s'est peu à peu accoutumé à n'envisager la politique qu'à la lumière de cet événement qui, tous les cinq ans maintenant, attise les passions - bien que ce ne soit plus que celles des votants qui y croient encore.
Un des effets notoires de cette réduction de l’espace public démocratique est que les partis politiques se sont peu à peu entièrement organisés en vue de cette échéance, en se soumettant aux conseils d’agences spécialisées afin de réunir les meilleures conditions pour l’emporter, en étouffant les voix de leurs militants qui pourraient froisser l’image que leur candidat s’est forgée et en se coupant de celles qui défendent des projets qui risqueraient de la déforcer.
Après un demi-siècle de ce régime, plus grand monde ne semble savoir, en France, quelle est l’utilité de l’engagement politique ni à quoi sert un Parlement dont la majorité fera, fatalement, ce que le Président lui intimera de faire.
La vampirisation de la politique par l’élection présidentielle a totalement anémié le débat public. Redonner vie à ce débat : tel est le pari que tentent de relever ces «mouvements» qui décident d’entrer en concurrence directe avec les partis traditionnels sur le terrain électoral afin de permettre à des personnes sans affiliation partisane d’investir les cénacles (communes, régions, Parlement ou présidence) dans lesquels se définit l’orientation des politiques publiques, se fabrique le cadre légal de la vie collective et se réalise le contrôle de l’action des élu·e·s. C’est le degré d’organisation que cette démarche a atteint qui s’est dévoilé cette année à l’occasion des élections municipales. Et, à Marseille (avec le travail exemplaire du «Printemps marseillais»), Lyon (avec «Lyon en commun»), Toulouse (avec «Archipel citoyen»), Bordeaux (avec «Bordeaux respire», liste composée à moitié de non-encartés) comme dans tant d’autres villes, c’est la pression exercée par des collectifs citoyens qui a forcé la main des partis de gauche incapables de s’allier afin de former des coalitions qui ont toutes les chances de l’emporter le 28 juin prochain.
Ce qui se passe en France reproduit ce qui s’est passé hier à Reykjavik, Athènes, Rome, Turin, Madrid, Barcelone, Tunis, Prague, Varsovie ou Budapest. Mais ce qui est troublant ici, c’est qu’analystes et commentateurs passent sous silence le rôle décisif des profanes de la politique qui ont imposé leur volonté d’union à des dirigeants récalcitrants. Cette négligence ne semble même pas être du mépris. Juste un phénomène qui passe inaperçu dans un univers dont l’unique horizon est la présidentielle de 2022, ce dont atteste le fait que ces listes unitaires sont généralement présentées comme des faux nez de partis qui ne pensent qu’à elle. Et pourtant, le fait est là : la rue s’est emparée des urnes pour faire prévaloir sa conception de l’organisation de la cité sur celle de ces caciques qui pensent toujours en avoir le monopole.
Pour éviter tout malentendu, il faut préciser ce que «la rue» veut dire. Le mot effraie, parce qu’il renvoie à ces déferlements de hordes déchaînées qui investissent de façon barbare et terrifiante le cœur des villes pour les mettre à sac, attaquer les institutions légales et semer le désordre avec des accents parfois séditieux. Cela arrive parfois, mais c’est plutôt rare de nos jours. Ce qu’on observe plus fréquemment, ce sont ces mobilisations et ces occupations ostensiblement pacifiques (Occupy, Nuit debout, gilets jaunes, Extinction Rebellion) ou ces marches obstinées et déterminées (Soudan, Hirak algérien, Black Lives Matter, #MeToo, Youth4Climate) qui viennent rappeler des gouvernements à leur vocation première : servir les intérêts de la population qu’ils sont censés être les garants. La rue est aujourd’hui le lieu naturel dans lequel vient se manifester un activisme politique qui se construit délibérément à l’écart du système représentatif (dans des cercles de réflexion, assemblées, coordinations, comités de quartier ou réseaux) et fait son coming out lorsque des aspirations essentielles ne sont plus prises en considération par les institutions (partis, syndicats ou associations) qui devraient normalement le faire.
L’expression de la rue est, dit-on, trop dispersée et sans porte-parole unique et reconnu. Elle peut s’opposer au mariage gay ou demander l’expulsion des étrangers comme réclamer la répression du harcèlement, l’action pour le climat, la fin des violences policières ou le droit à une vie digne. Ce qui est remarquable dans la période actuelle, c’est que la rue a cessé d’être l’ennemie des urnes et qu’elle choisit parfois d’utiliser le vote pour révoquer des gouvernements qui trahissent leurs programmes ou des directions de partis et de syndicats dont l’action s’écarte trop de ce que leurs adhérent·e·s voudraient qu’elle soit.
Au soir du 28 juin, il est probable que les médias gloseront sur la progression d’EE-LV, la débâcle de LREM, le regain de LR, la résistance du PS, la mise en sourdine de LFI et la déroute du RN. Et disserteront surtout sur la présidentielle à venir sans dire un mot de cet insensible glissement que l’irruption intempestive de la rue dans les urnes est en train d’accomplir. Il y a pourtant gros à parier que le probable succès des coalitions à Marseille, Lyon, Toulouse, Bordeaux et ailleurs nous épargnera la réédition de l’infernal duel que les analyses savantes nous promettent déjà pour 2022. Bonne raison de prendre ce glissement très au sérieux.
Dernier livre paru : Antidémocratie, avec Sandra Laugier, La Découverte, 2017.