Les déséquilibres commerciaux internationaux sont la plupart du temps traités sous l’angle de la compétitivité. Les pays en déficit sont considérés comme insuffisamment compétitifs pour s’insérer correctement dans la division internationale du travail ; ils devraient prendre exemple sur les pays en excédent qui, eux, etc. D’un point de vue macroéconomique, les excédents commerciaux reflètent un excès d’épargne alors que les déficits indiquent l’inverse. Un ouvrage récent de Matthew C. Klein et Michael Pettis va un peu plus loin et considère que les déséquilibres commerciaux sont le miroir des inégalités et de la lutte des classes (1).
L'idée de départ est simple et sa première expression remonte au début du XXe siècle avec John A. Hobson, un auteur que l'on peut rattacher au courant du «nouveau libéralisme». La sous-consommation des pauvres engendre un excès de production qui ne peut trouver ses débouchés qu'en dehors des frontières. Au moment où Hobson écrit, les débouchés se trouvent dans les empires coloniaux. L'impérialisme est donc le produit d'une mauvaise distribution de revenus qui peut être combattue en prélevant le revenu excessif des riches pour le donner aux pauvres.
Klein et Pettis réactualisent cette idée et leur ouvrage fait le lien entre la distribution inégale des revenus, phénomène dont l’importance a grandi depuis les années 80-90, l’excès d’épargne et les déséquilibres de la balance courante. La déformation de la distribution des revenus vers les ménages les plus riches, ceux qui ont le taux d’épargne le plus élevé, engendre un excès d’épargne qui est le reflet de la sous-consommation des ménages les plus pauvres. L’augmentation des inégalités provoque un déséquilibre entre production et consommation domestique, l’excédent ne trouvant pas à s’investir dans le pays. Cela se traduit par un excédent commercial. La contrepartie de cet excédent est un flux de capitaux vers les pays en déficit, ceux qui absorbent les excédents produits par l’excès d’épargne des autres pays.
Klein et Pettis décrivent pour la Chine et l’Allemagne, les pays qui possèdent les plus gros excédents de la balance courante au monde, tous les mécanismes qui ont mené à l’excès d’épargne : une protection sociale faible (Chine) ou en régression (Allemagne) conduit les ménages à augmenter l’épargne de précaution ; des réformes fiscales à l’avantage du capital et des ménages aisés augmentent les revenus des classes qui épargnent plus ; les réformes du marché du travail, la chute de la syndicalisation et les délocalisations-externalisations accroissent les inégalités de salaires, etc.
Les travailleurs des pays en excédent sont sous-payés par rapport à la valeur de ce qu’ils produisent. Les pays en excédent sous-consomment et sous-investissent. Mais les flux de capitaux à destination des pays en déficit n’impliquent pas non plus un accroissement des investissements, ou pas forcément des investissements utiles. Ces entrées de capitaux ont ainsi pu alimenter des bulles immobilières, comme en Espagne. Sinon, c’est la consommation à crédit qui se développe.
Les Etats-Unis ont un rôle particulier dans cette construction mondiale. Au vu du niveau et de l’évolution des inégalités dans ce pays, on s’attendrait à être en présence d’un excès d’épargne et donc d’un excédent de la balance courante. Mais en raison de la place du dollar, ce pays est en fait la dernière étape de l’excès d’épargne mondiale. Pour les Etats-Unis, c’est la demande mondiale d’actifs en dollars qui provoque les entrées de capitaux et permet un déficit commercial. Les Etats-Unis ne contrôlent pas leur balance courante. L’excès d’épargne consécutif à l’accroissement des inégalités se transmet largement dans l’augmentation de la dette privée.
L’intérêt de l’analyse de Klein et Pettis est de reformuler un conflit commercial entre Etats en un conflit entre riches et pauvres, entre banquiers et détenteurs de capitaux d’un côté et ménages pauvres de l’autre. Comme le dit le titre du livre, les guerres commerciales sont des luttes de classes. Mais les conséquences à en tirer en termes de politique économique n’en sont que plus compliquées, car il ne s’agit pas uniquement de reréglementer les flux de capitaux mondiaux ou les échanges internationaux. Le cœur du problème se situe au sein des rapports de classe, non seulement ceux du capitalisme mondial mais aussi ceux internes à chaque pays.
(1) Trade Wars Are Class Wars. How Rising Inequality Distorts the Global Economy and Threatens International Peace (Yale University Press, 2020).
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.