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Libération
TRIBUNE

Les statistiques ethniques, vraiment utiles ?

Nous disposons déjà des données nécessaires pour connaître la réalité des discriminations. Elles ne sont pas parfaites, mais aller plus loin dans le détail, c’est prendre le risque d’essentialiser des catégories arbitraires et de favoriser des politiques d’identité.
(Photo Ezra Bailey. Getty Images)
publié le 23 juin 2020 à 18h41

Tribune. Des chercheurs dont la légitimité ne saurait être contestée s'engagent en faveur du recours aux statistiques ethniques comme instrument nécessaire de lutte contre les discriminations raciales. «Mesurer pour avancer», écrivent-ils dans une tribune parue dans Libération le 19 juin. On ne peut exclure qu'en définitive ils aient raison. Mais je n'en suis pas vraiment persuadé. Il me faut d'abord énoncer les prémisses suivantes.

D'une part, le modèle d'indifférence à la différence (colorblind), qui considère que la réalisation de la justice sociale ne suppose pas la prise en compte des catégorisations «raciales», a échoué. Il n'a pas, en effet, permis la disparition espérée du racisme et, corrélativement, s'est montré incapable d'assurer la promotion sociale des groupes minorisés (au sens politique du terme «minorité»). Pour répondre aux injustices sociales, il convient donc de reconnaître l'existence d'un système procédant à l'organisation et à la reproduction des statuts sociaux sur une base «raciale».

Le constat qui précède conduit d'autre part à s'interroger sur le refus de l'universalisme républicain à accepter le principe de l'action compensatoire (souvent, et mal, désigné par l'expression «discrimination positive»). Dès l'instant où le droit à l'égale dignité, droit formel, ne peut être réellement reconnu que par un droit à l'égal traitement, on doit agir pour assurer les conditions de cette égalité de traitement. Or, comme l'a montré Ronald Dworkin, dans certaines circonstances, le droit à être traité comme un égal entraînera un droit à traitement égal, mais sûrement pas dans toutes les circonstances. Aussi, le soupçon à l'égard des classifications «raciales» ne doit-il pas s'étendre à leur utilisation dans une perspective de respect du droit à l'égalité. Les mesures préférentielles ne sont donc pas injustes a priori. Une minorité raciale, en tant que telle, a droit à une protection spéciale, même s'il ne fait aucun doute que les distinctions fondées sur la race sont intrinsèquement injustes. On ne peut donc reprocher aux partisans de la «discrimination positive» (Dworkin utilise ce vocabulaire) de subordonner les principes universels de justice à la différence culturelle. Leur préoccupation est tout autre : combattre les représentations négatives des minorités sans pour autant renforcer les différences identitaires. Or ce combat par des moyens «racialement» neutres a échoué. L'action compensatoire est donc fondée sur un principe moralement et politiquement solide, celui qui veut que «personne ne soit lésé à cause de son appartenance à un groupe considéré à tort comme moins estimable que les autres» (Dworkin, Une question de principe, trad. fr., 1996, p. 378). En d'autres termes, une politique faisant appel aux critères raciaux pour promouvoir l'égalité est une politique équitable.

Le lecteur, arrivé à ce point de sa lecture, peut se demander pourquoi de ces deux prémisses je ne déduis pas la nécessité du recours aux statistiques ethniques.

La première raison est que l’action compensatoire ne doit pas être fondée sur le droit pour chaque groupe dit ethnique d’obtenir une représentation proportionnelle à sa part dans la population globale. En effet, les programmes compensatoires ne sont pas édifiés sur l’idée que les personnes aidées ont droit à une aide, mais sur une hypothèse d’ordre pragmatique : aider ces personnes est une manière efficace de combattre un problème qui se pose à l’échelle nationale. Ensuite, nous disposons déjà des baromètres du Défenseur des droits et des enquêtes Trajectoires et Origines de l’Ined pour connaître la réalité des discriminations. Ces enquêtes comportent des questions sur la manière dont une personne se perçoit et dont elle pense être perçue (les auteurs de la tribune évoquent comme souhaitable cette méthode de «l’auto-hétéro-perception»). Les catégories mobilisées sont : noire, blanche, maghrébine, asiatique, arabe, métisse, autre. Quoi que l’on puisse penser de leur pertinence, elles fournissent des résultats éloquents : la proportion de personnes disant être victimes de propos racistes au travail passe de 6 % chez celles qui se disent perçues comme blanches à 38 % chez celles qui se disent perçues comme noires. Nous avons donc là des données précieuses. On peut, certes, juger qu’elles ne sont pas suffisantes. Mais, dans ce cas, les inconvénients sont, me semble-t-il, décisifs. Ils tiennent au risque d’essentialiser des catégories dont le caractère arbitraire (y compris dans l’hypothèse de l’autodésignation) n’est pas douteux. Il suffit de se souvenir de la façon dont les Africains déportés aux Etats-Unis sont devenus «noirs» au terme d’une nomination coloriste émanant du groupe blanc. C’est face à eux que les immigrants européens se sont progressivement constitués comme «blancs» (voir, sur ce point, les travaux de Claude-Olivier Doron). C’est ainsi à partir de ces désignations qu’ont pu être produites des catégories, que le droit a, le plus souvent, ratifiées. Comment alors éviter qu’en situation de ségrégation les sujets racisés ne s’approprient pas ce catalogage et transforment une absolue contingence en destinée sociale ? Le recours aux statistiques ethniques, motivé par la volonté de reconnaître les discriminations, ne risque-t-il pas, en définitive, de favoriser les politiques d’identité (en privilégiant des appartenances incertaines au détriment des catégories sociales) et d’en finir ainsi avec l’exigence universaliste ?