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Quelque chose de pourri au royaume de l’universalisme républicain

Le Printemps des Humanitésdossier
Dans sa dernière intervention, le chef de l’Etat, en utilisant des termes comme «communautarisme» ou «séparatisme», a exprimé le refus de penser les angles morts du projet républicain sur le temps long.
Allocution télévisée du président de la République, le 14 juin. (Denis ALLARD/Photo Denis Allard pour "Libération")
par Clyde Marlo Plumauzille, historienne, chargée de recherches au CNRS
publié le 24 juin 2020 à 18h01
(mis à jour le 3 mars 2025 à 11h59)

Face à la déflagration inédite des mobilisations antiracistes en France et aux Etats-Unis à la suite du meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par un policier blanc à Minneapolis, le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, a tenu à faire la leçon à celles et ceux qui viennent aujourd’hui rappeler, en battant le pavé, leur droit à l’égalité. Lors de son allocution du 14 juin dernier, il a ainsi psalmodié que «ce combat noble est dévoyé lorsqu’il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé. Ce combat est inacceptable lorsqu’il est récupéré par les séparatistes».

«Communautarisme», «séparatisme», ces néologismes apparus dans le débat médiatico-politique à la fin du XXe siècle avec «l'affaire du foulard» sont de ceux dont se gargarisent aujourd'hui éditorialistes, intellectuels et hommes politiques de bien des bords quand des groupes minoritaires dénoncent les inégalités et les discriminations qui façonnent les cadres de leur existence. Derrière la charge dramatique de ces mots se cachent un flou conceptuel et une absence d'enquêtes empiriques commodes pour faire croire à une unité républicaine en péril (1). On retrouve là également les mots familiers de l'Etat pour délégitimer les accusations de racisme systémique qui lui sont faites depuis les années 90 quand advient dans l'espace public la question des discriminations. Ce sont enfin les éléments clés d'une rhétorique martiale bien rodée depuis 2005, justifiant l'état d'urgence face aux «banlieues», puis au terrorisme comme a pu le démontrer le sociologue Fabrice Dhume-Sonzogni dans ses travaux à l'instar de son ouvrage Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français (2016).

Rappeler la trajectoire de ces mots qui sous-tendent un discours idéologique bien plus que sociologique, c'est comprendre ce qui se joue dans la leçon d'Emmanuel Macron à savoir faire taire les récits critiques et discordants de l'universalisme à la française en s'appuyant sur l'abstraction d'une nation «une et indivisible» qui abolirait de facto les différences. L'appel qui émane aujourd'hui du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré et de toute une jeunesse qui éprouve le racisme au quotidien pointe au contraire, à la lueur des violences policières systémiques à leur encontre, les formes de citoyenneté dégradée qui sont les leurs. Ne pas les entendre, et alors même que les enquêtes statistiques et le dernier rapport du Défenseur des droits abondent en ce sens, c'est refuser de penser concrètement le temps long et les angles morts du projet républicain.

Car l'histoire de ce dernier n'est pas qu'empreinte de la neutralité magique des différences que cette notion d'universel pourrait laisser supposer. Les révolutions démocratiques qui l'ont porté et défendu ont également été le laboratoire de nouvelles inégalités, non plus statutaires, mais identitaires qui résonnent encore aujourd'hui dans nos sociétés. C'est au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que les hiérarchies sociales se retrouvent plus fermement inscrites dans le corps même des individus. L'historienne Aurélia Michel a ainsi chroniqué la cristallisation nouvelle de la «fiction de la race» dans les sociétés coloniales française et américaine et l'avènement de la figure du «nègre», sauvage en son âme, permettant un déni de citoyenneté pleine et entière à l'heure de l'abolition de l'esclavage (Un monde en nègre en blanc, 2020). A la faveur de tout un discours idéologique et scientifique convaincu d'une différence essentielle et incommensurable entre les sexes, les races fabriquées de toutes pièces, ou encore les classes, cette scène primitive de nos démocraties a été un «moment central d'anthropologisation du politique», selon l'historien Claude-Olivier Doron (l'Homme altéré. Races et dégénérescence, XVIIe-XIXe s., 2016).

«Nous sommes entrés dans un nouveau temps de la discussion sur le racisme en France», souligne la philosophe et politiste Silyane Larcher, et la question raciale posée aujourd'hui à nouveaux frais par les mouvements antiracistes devrait «moins constituer un sujet polémique qu'un enjeu de connaissance» et, chemin faisant, de reconnaissance. Contre l'amnésie des discours politiques actuels, reprenons donc le constat de l'historien du droit et des idées politiques Thomas Branthôme dans un article récent pour AOC, à savoir que l'universalisme n'est nullement «une notion performative qui saurait se suffire à elle-même du simple fait de son énoncé», et qu'il faut pour cela revenir à son histoire et aux contretemps de ses réalisations, car il constitue un idéal jamais atteint et toujours à réaliser.

(1) Communautarisme ? de Marwan Mohammed et Julien Talpin (dir.), «Vie des idées», PUF, 2018.

Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo-Plumauzille et Johann Chapoutot.