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Libération
Chronique «Ecritures»

Per-mas-turbation

publié le 26 juin 2020 à 17h06

Je me suis beaucoup masturbé pendant le confinement. Vous aussi sans doute. J'ai confiné seul, sans compagnie. Je n'avais pas de corps à disposition et le mien, contrairement à ce que dit Woody Allen - «la masturbation, c'est faire l'amour avec quelqu'un qu'on aime» -, ne me suffit pas. Je m'aime, certes, mais je te préfère : voilà qui m'excite plus que d'acheter des Kleenex. En ce bas monde, cependant, il faut faire de nécessité vertu, surtout pour un puritain contrarié comme moi. Si la masturbation est le signe que je suis un sujet désirant, il lui manque néanmoins un complément d'objet direct. Comme l'écriture, elle est intransitive : un écrivain se masturbe toujours deux fois. Confinalement, je ne me suis guère porté secours plus que d'ordinaire. Internet m'a aidé, tel l'acolyte d'un mauvais coup, avec ses sites pornos infinis comme le désir, qui offrent à chacun son fantasme de féodalité juvénile ou raciste, de barely teen legal ( à peine adolescent légal) à big black cocks (grosses bites noires).

Etrange destin de la masturbation : on est passé en quelques clics temporels d’un paradigme à l’autre. Vilipendée pendant des siècles par les autorités conservatrices, religieuse et médicale, elle est depuis la modernité tardive l’objet d’un culte exactement inverse. Cette revalorisation m’intéresse. Au départ, donc, Onan est maudit : être seul, c’est être méchant. On a pourtant des preuves que la vie à deux n’est pas des plus roses : je ne parle pas des viols mais de l’outrage, ravageur à long terme, qui consiste à ne pas faire l’amour à sa moitié. Que quelqu’un qui se donne du plaisir à soi-même soit condamné bien davantage que celui qui refuse le plaisir à autrui est un mystère qui s’explique par le fait que la masturbation préserve d’un rapport raté. C’est en somme un moindre mal. On parle sans arrêt du harcèlement sexuel : il existe, bien sûr, mais pourquoi ne parle-t-on jamais du non-harcèlement qui consiste à ne pas donner à l’autre ce qu’il mérite ? Le devoir conjugal étant un devoir, il s’étiole ipso facto. Les gens qui nous refusent le plaisir sont dangereux, or personne ne les poursuit jamais. Puisqu’une chasteté est toujours injuste, on devrait condamner les empêcheurs de rapports ; au lieu de quoi on dit «bas les pattes» ou «masturbez-vous, c’est bon pour le moral», ce qui n’est pas prouvé.

La condamnation de la masturbation est trop bête pour qu'on s'y attarde : taxée d'égoïsme (une valeur positive à mes yeux…), d'idiotie (…par Jean-Yves Jouannais, le théoricien de l'idiotie), elle a longtemps concentré tous les dangers. Le plus intéressant, pour le malthusien que je suis, est la menace que la branlade fait peser sur la reproduction de l'espèce. Quelle joie ce serait pourtant de voir décroître le monde… Avec sa condamnation du plaisir solitaire et son culte de la fécondité, le vieux modèle autoritaire national-religieux semble aujourd'hui fatigué. Tant mieux, car la déculpabilisation de la sexualité a beaucoup œuvré pour la liberté politique. Malheureusement les modernes n'avaient pas prévu que la masturbation deviendrait le mode privilégié du petit plaisir technique contemporain. Son apologie masque une pauvreté «capitaliste» qui lui est propre : créer des monades solitaires et confinées est plus rentable que d'encourager des rencontres dont on ne sait jamais sur quoi elles débouchent. La mainmise de Dieu sur nos corps est reprise par celle, plus libérale et sournoise, d'Internet. On est passé de noli te tangere à jouis ! Foucault avait génialement vu cette injonction, qui prend depuis l'avènement des écrans entre nous et les objets de notre désir une dimension de calcul total. La société jouit tristement de comptabiliser les connexions manuelles destinées à séparer un peu plus les porcs et les âmes. L'onanisme ne s'accompagne plus d'une excitation de l'imagination, où ses thuriféraires voyaient une liberté de fuite. Le pseudo-réel de l'ordinateur l'a remplacée, en assignant le plaisir solitaire à une image exclusivement faite pour elle. La masturbation a son valet tyrannique, l'écran plat du Net et son site de production, l'industrie porno. Les pro-porn ont tendance à oublier qu'une starlette du X ne manque jamais son objectif, contrairement à un humanoïde. Quant aux défenseurs de la morale tradi, ils ont in fine intérêt à ce que les gens se replient sur eux-mêmes plutôt que de se rencontrer pour faire l'amour et la révolte. Se branler est un verbe pronominal réfléchi ; n'est-il pas plus humain quand il passe dans la catégorie des pronominaux réciproques ?

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.